Sonifier la phusis
Cet entretien en deux parties porte sur le travail de recherche-création d’installation sonore de Lorella Abenavoli, il s’inscrit dans le contexte du dossier Affect ou Émotion en art immersif et interactif. L’artiste présente sa démarche puis revisite quelques-unes de ses œuvres dont Le Souffle de la Terre et Verticale, L. son d. la m..té. d. .a sève d..s un a.bre au pr..temps, en évoquant son rapport intime avec la création et en développant ses conceptions de la spatialisation, de la sonification et de l’audification.
Entretien avec Lorella Abenavoli (partie 1)
Matière et énergie sont les sources indissociables de ma pratique de sculpteur et le travail du son comme médium est venu lui donner forme. Ausculter, rendre audible, entendre et écouter les corps humains, les corps célestes, les arbres, les poussières cosmiques, toutes ces entités qui peuplent le monde et qui simultanément le fondent. Saisir les imperceptibles vibrations de la matière, leur donner corps à travers l’œuvre, extraire ses plus intimes tremblements et ses tempêtes insoupçonnées, cela pourrait décrire mon projet artistique.
Lorella Abenavoli
Artiste, plasticienne et sculpteure électroacousticienne, Lorella Abenavoli, a séjourné plusieurs fois au Québec : Au printemps 2004, elle vient y présenter Le Souffle de la Terre (2000-2007) à OBORO. Pour ce projet de transduction 1 des fréquences sismiques en sons, elle travaille étroitement avec des scientifiques, géophysiciens et ingénieurs. Durant son séjour, elle visite une érablière où la sève lui inspire le projet Verticale, L. son d. la m..té. d. .a sève d..s un a.bre au pr..temps (2006-2014). En relation avec diverses œuvres du répertoire, ses créations l’inciteront à théoriser la sonification et l’audification. Avec ses installations sonores qui circulent en France, en Europe, au Canada et aux États-Unis, Abenavoli rend accessibles des dimensions énergétiques qui nous échappent. Entre autres créations, mentionnons Défaut originaire (1996-2001) sculpture d’eau qui fait partie de la Collection Fondation Schneider (France), et sa création sonore réalisée pour la performance Batracien, l’après-midi de Bernardo Montet (2006).
J’aimerais que nous échangions sur l’expérience esthétique de Verticale. La spatialisation, à la fois verticale et circulaire, est une part importante de ton installation. On le voit très bien quand on visionne le MP4 (ci-dessus). Et les visiteurs de ton installation l’ont sûrement constaté. Qu’est-ce que la spatialisation ajoute à l’organicité de ton œuvre ? Pour être plus précise, qu’est-ce que la spatialisation cylindrique des 42 haut-parleurs qui sont placés sur 6 niveaux ajoute ?
Dans mon travail, la spatialisation est d’abord une intention. Elle est la condition pour envelopper le corps et elle est la métaphore formelle de l’Einfühlung, l’expérience qui nous lie aux choses, au monde, ici à l’arbre. Ce terme allemand est élaboré à partir du préfixe « ein » c’est-à-dire « dans, in » et de « fühlung » qu’on retrouve en anglais dans « feel » qui signifie sentir. Le terme a été traduit en français par empathie, mais il m’a toujours semblé insuffisant à exprimer l’idée contenue dans le terme germanique. On y reviendra probablement dans notre échange, mais rappelons brièvement que l’Einfühlung désigne le transport de soi dans une chose qui est à l’extérieur de soi et durant cette expérience il se produit une indifférenciation entre l’ « objet » exploré et notre être tout entier. La spatialisation répond au désir d’immerger le corps du public en vue de lui faire partager cette expérience primordiale, expérience préalable et condition d’élaboration de l’œuvre. Une fois ceci posé, la question qui succède immédiatement est celle du comment.
Dans Verticale, L. son d. la m..té. d. .a sève d..s un a.bre au pr..temps, qu’on nommera par commodité Verticale,l’intention était de produire une spatialisation enveloppante bien sûr, mais aussi verticale, c’est-à-dire dont la dynamique sonore induirait la sensation d’un mouvement ascendant, à l’image de celui de la sève. Une fois cette orientation plastique prise, les sonorités issues de l’audification de la sève, constituent dans ce projet, une matière première qui sera sculptée, mise en espace par l’installation elle-même.
On pourrait plutôt parler d’espace-temps quant au traitement sonore qui renvoie d’une part aux timbres, aux volumes, aux effets, à la composition, aux textures, aux couleurs et d’autre part au traitement spatiodynamique du son. C’est exactement comme en sculpture. L’image que l’on construit, quelque soit la technique qu’on utilise, est indissociablement matérielle et spatiale. Ces deux dimensions sont inséparables. On peut séparer ces dimensions par le discours, mais l’œuvre est le siège de la coexistence indissociable de ces dimensions. La spatialisation, dans le contexte de Verticale, est une dimension qui ne doit pas être considérée comme un ajout ou une possibilité supplémentaire « au service » du son. Elle est une condition, la condition plastique de l’œuvre.
Pour Verticale n°1, exposée à la Galerie R3, le dispositif cylindrique semblait répondre au mieux à ces deux exigences : immerser le visiteur et lui permettre d’éprouver la dynamique verticale du son. Le diamètre, la hauteur du cylindre ainsi que la répartition des haut-parleurs ont été conçus et disposés dans ce but. Cette structure suspendue constituée de six mobiles permettait de faire varier le diamètre en fonction de la perception du cheminement vertical des sons, mais aussi de dissocier les haut-parleurs du sol.
Qu’en est-il de la médiation de tes œuvres. Par exemple, considères-tu l’enregistrement MP3 de Verticale comme une œuvre sonore à part entière ?
Tout d’abord j’ai eu la chance de bénéficier d’un enregistrement professionnel, fait par Steve Heimbecker lors de la manifestation Sonic Jello. Il s’agit d’un enregistrement in situ, avec un micro de cinq canaux placé au centre du dispositif, rendant compte de l’environnement de l’installation. Il ne s’agit donc pas des sons extraits des fichiers sources. En ce sens ce Mp3 est intéressant, car il incorpore l’acoustique du lieu et un peu la spatialisation in situdu son. Un peu, car les fichiers Mp3 ont ensuite été transformés en fichiers stéréo et ne peuvent plus rendre compte de la diffusion multicanal.
Cela étant dit l’objet sur lequel tu me questionnes, cet enregistrement stéréo, est une trace, que je ne considère pas comme une œuvre à part entière. Une trace nécessaire pour partager, communiquer, diffuser l’esprit de l’œuvre. Je me suis rendu compte à l’occasion de ce travail que la dimension spatiotemporelle du son multicanal n’est absolument pas reproductible. Et comme cette dimension est essentielle à ma pratique de sculpteure, je ne peux considérer la trace de l’enregistrement comme étant une œuvre. Ce qui n’interdit pas de la diffuser comme objet sonore au même titre que le disque d’un concert n’est pas l’œuvre, mais sa trace.
Dès le début de la production, tu vis l’expérience esthétique en tant que première spectatrice-auditrice et cela à chacune des étapes. Je suppose ce parcours parsemé d’émotions, multiples et de divers ordres. Pourrais-tu nous parler des émotions liées au processus créatif de Verticale ?
Est-ce que ces émotions propulsent ou infléchissent ton processus, peut-être même la qualité du rendu sonore, ta composition, le rythme, etc.
Pour Verticale, comme pour mes autres projets qui utilisent l’audification, lorsque surgissent les premiers sons, l’émotion est intense. C’est une épiphanie – au sens étymologique – de laquelle surgit le sentiment d’accéder au sacré, à la vie cachée dans toute chose. Quelque chose apparaît, une forme inconnue, qui raconte, d’une façon inédite, le monde, tout en faisant pourtant écho à une prescience intuitive et sensible. C’est le moment de la symbolisation. Et comme toutes les sonorités apparaissent en temps réel au fur et à mesure du projet, ces émotions sont sans cesse renouvelées, aussi bien à l’atelier que lors des expositions. Il est aussi probable que le traitement en temps réel, qui entraîne la disparition de ces sonorités, nous donne une conscience intime de la perte, du temps et les rendent encore plus émouvantes.
Cependant je ne dirais pas que ce sont les émotions qui déterminent le cheminement emprunté pour donner forme à l’œuvre. Enfin, il faudrait alors définir ce que sont les émotions… Disons qu’en m’appuyant sur l’étymologie et sur l’intuition on peut dire que c’est ce qui nous émeut, ce qui nous meut de l’intérieur, ce qui nous ébranle et nous fait trembler. Lorsque j’entends les premiers sons, l’émotion est intense. Par la suite, dans le travail de composition, je veux sublimer ces sons, leur donner une chair en vue de les partager; en somme travailler plastiquement cette matière première. Mais en même temps je ne souhaite pas aller vers le spectaculaire. Alors toute la tension de l’œuvre se situe entre ces deux pôles : préserver quelque chose qui serait originaire et en même temps nourrir ces sonorités afin qu’elles nous touchent. C’est ce qui me conduit à construire ces dispositifs, afin que le son soit le plus habité, le plus consistant possible.
Quant à l’audification, cela consiste à transformer en son les mouvements de la matière, ses forces et, pour aller vite, à transposer dans le domaine de l’audible les captations de ces énergies qu’on appelle par le seul mot d’ondes bien que leurs échelles spatiotemporelles et leur nature soient très variées. Il me semble capital de ne pas confondre les sources et les sons comme le font les médias et parfois les artistes, il n’en reste pas moins que lorsqu’émergent les premiers sons, on les confond bien souvent avec les sources, car ceux-ci rendent perceptibles et partageables, avec une certaine évidence, ces murmures du monde. Il se produit une sorte de métonymie formelle où les sons prennent la place des sources qui sont peu ou pas perceptibles en temps normal. Par exemple je vais parler naturellement « des sons de la Terre » à propos de ceux produits dans l’installation intitulée Le Souffle de la Terre même s’il s’agit d’une image auditive construite de toute pièce.
Par ailleurs, malgré les multiples exigences techniques et de haut niveau qui peuvent consommer l’énergie émotionnelle pour canaliser cette énergie dans l’exécution et la recherche de solutions, il a sûrement dû y avoir des puncti, ces instants de grâce comme Barthes les nommait.
Je viens d’évoquer ces moments de grâce qui ne sont pas si rares avec ce travail d’audification. Concernant la part technique, tout mon travail d’artiste consiste à toujours avoir comme horizon la chair de l’œuvre. Alors, même s’il faut y passer des mois ou des années (ce qui n’est pas rare dans mes œuvres), la complexité technologique ne doit jamais prendre le dessus sur l’œuvre. Il est vrai que lorsque les méandres techniques semblent parfois infinis, avant d’arriver à cette matière si volatile et subtile qu’est le son, les puncti, pour reprendre ce terme, se font rares. Alors je cherche autrement. Mais c’est comme une retenue pour mieux laisser éclore l’œuvre.
Quel a été le stimuli qui a provoqué le désir de réaliser Verticale et donner l’impulsion de poursuivre ce projet pendant plusieurs années ?
C’était en 1992. Je travaillais le bitume, dans le jardin devant l’atelier de sculpture des Beaux-arts de Rennes. J’étais dehors et c’est l’idée du son comme médium qui m’est apparue. Je me suis dit que je pourrais très certainement extraire, révéler et sculpter l’énergie qui nous traverse et traverse toute chose en utilisant des capteurs assez subtils pour rendre audibles toutes ces vibrations imperceptibles. J’ai mis ce travail de côté pour terminer ce que j’avais commencé avec le bitume et l’eau. Quand le temps est venu de commencer cette recherche, je m’y suis consacrée complètement. Je ne distingue pas vraiment Le Souffle de la Terre de Verticaleni même le travail fait pour la chorégraphie Batraciens, l’après-midi (2006) ou Nox Mater (2007). L’idée essentielle est toujours de rendre audible cette palpitation du monde.
La charge de travail liée à tes projets est incommensurable. D’ailleurs le chapitre 2 sur Le Souffle de la Terre et le 6 sur Verticale de ta thèse nous renseignent sur les défis que tu as dû relever, au regard des connaissances techniques et scientifiques à apprivoiser, des tests et ajustements à effectuer et des considérations plastiques, sculpturales et artistiques à prendre en compte. À titre d’exemple, combien de temps as-tu consacré à Verticale ? Et qu’est-ce qui a été le plus marquant et le plus déterminant pour toi dans le processus ?
Comme artiste et chercheure indépendante, ces projets sont vraiment très longs, car je dois en générer les financements, mettre en place les collaborations, coordonner la direction de projet, assurer la comptabilité et pratiquer mon art pour ne pas perdre le rapport sensible au monde. C’est vrai que cela me semble parfois surhumain et je pense aujourd’hui que seule une structure de laboratoire universitaire répondrait à l’envergure de mes projets et en retour, mes projets auraient toute leur place dans un contexte de recherche interdisciplinaire. Je suis actuellement à la recherche d’une telle structure. Enfin la durée des projets ne correspond pas à un investissement à temps plein. Il y a de longues périodes d’arrêt puis le travail reprend dès que les conditions sont à nouveau réunies. Mes premières résidences de recherche sur Verticale ont eu lieu en 2005 et en 2006. La première exposition de l’installation l’a été en 2014.
Variations compositionnelles
Quand j’ai écouté Verticale avec un casque d’écoute, j’ai été à la fois saisie, intriguée et impressionnée. Je recevais des sons étonnants aux qualités de clarté, de finesse, d’énergie et de puissance. Tout d’abord l’originalité de l’œuvre m’a frappée. Je n’aurai jamais pensé qu’un-e artiste puisse non seulement désirer entendre le flux d’un arbre, mais réussisse à nous le faire écouter. Le traitement technoartistique m’a intriguée. Je me suis demandé ce qui appartenait au flux de l’arbre, à la visée artistique et à la composition, mais aussi au dispositif et à la transformation esthétique.
Verticale contrairement au Souffle de la Terre est une composition. En effet, dans le Souffle de la Terre, le traitement et la diffusion en temps réel des données ont déterminé les décisions esthétiques quant aux installations : il fallait faire éclore les sonorités qui arrivaient. C’est pourquoi le travail préalable à l’installation a surtout consisté à élaborer un écrin pour accueillir ces sons. Par ailleurs j’ai travaillé de longues semaines à écouter les ondes sismiques afin de me familiariser avec elles et de choisir les fréquences de transformation des ondes, le matériel et le dispositif de diffusion adéquat en fonction de ce traitement temps réel : il n’y avait donc aucune écriture si ce n’est spatiale. Les ondes sismiques en constituaient la composition.
Pour Verticale, j’ai travaillé à partir des données enregistrées et fixées, ce qui change le processus de travail en entier. La matière sonore originaire pour Verticale était très pauvre et minimaliste. En suivant les conseils du biologiste Melvin T. Tyree 2, nous avions mis en œuvre des captations ultrasonores saisissant la cavitation, c’est-à-dire « la formation puis l’éclatement de bulles de vapeur d’eau et d’air, au sein de la sève qui monte dans les arbres ». 3 Concrètement, le fichier brut produisait une sorte de bruit blanc.
Cependant, en procédant au ralentissement du signal, est apparue une matière sonore percussive, un code morse désarticulé qui en faisait sa singularité. Une arythmie, émouvante. Puis une seconde matière vibratoire a émergé, une nappe massive et grave.
J’ai simplement travaillé avec ces deux matières, ajoutant un peu de réverbération, modifiant les fréquences d’échantillonnage et ainsi la durée et la tonalité de l’échantillon.
En réalité, j’ai travaillé avec un échantillon unique qui faisait quatre secondes à raison de deux millions de points par seconde. J’ai joué avec cette matière en composant une pièce d’une quinzaine de minutes. Ensuite je suis passée sur le cylindre et j’ai travaillé en sept canaux les sept étages de haut-parleurs. Je travaillais au centre de mon dispositif et composais ainsi dans l’espace et dans le son.
À titre d’exemple, lorsque la cavitation est ralentie, même faiblement, elle produit des sonorités dont la source (le haut-parleur) est facilement repérable pour notre appareil auditif. Il m’était alors facile de spatialiser verticalement cette matière sonore. Pour accentuer la sensation d’un son ascendant, qui disparaît haut et loin dans le ciel, j’ai dû filtrer les derniers niveaux de haut-parleurs de façon graduelle afin de laisser passer plus d’aiguës, y ajouter de la réverbération, non plus pour spatialiser le son, mais pour engendrer des espaces auditifs imaginaires qui nous invitent à accompagner et à vivre l’ascension de la sève.
Enfin, la première phase de la composition, qui était originairement construite sur une piste, a ensuite été dupliquée sur sept pistes, dont chacune a été retravaillée pour les besoins de la spatialisation.
On peut résumer en disant qu’il y a une matière première donnée par le dispositif systématique du processus d’audification, il y a ensuite un travail de composition et d’écriture sonore (car dans Verticale, ce n’est pas le traitement temps réel qui génère la partition) et enfin un travail de composition spatiale à partir duquel la partition va être remodelée canal par canal.
C’est fascinant de voir que les multiples dimensions du travail de composition se trouvent intrinsèquement liées dans ton processus de création et de réalisation.
Concernant l’écriture, est-ce que tu nommes les sons que tu produis et est-ce que tu les répertories ?
Voici quelques noms pris dans les archives de Verticale : FICHIERS-TZZZ-TICTIC-ETC, ERABLE-de1MHzà96Khz, ERABLE-FLUX, ERABLEdeNORVEGE-CAVITATION, VARIATIONS CLIC-CLIC, DÉRIVÉ 1, DÉRIVÉ 2, CLICLIC-TRANSFORMES ou encore E Verticale-7channel-to-stereo-16bits-2.1.L, test14deg-23mars06-15h36-2mghz-60s-preamp-5mv_1-500HZ-16b…
Audification, sonification, iconicité
Y a-t-il d’autres œuvres artistiques qui ont audifié l’énergie du flux des arbres, des racines ou autres éléments ?
Quelques artistes ont déjà travaillé à audifier d’autres essences. Je pense en particulier à une recherche, proche de mon travail à certains égards, qui rend perceptible la montée de la sève dans un pin (Pinus Sylvestris). Sur le plan de la recherche préliminaire, ce travail est exemplaire. Dirigé par l’artiste Marcus Maeder, TREES (2009) est le fruit d’une collaboration entre scientifiques et artistes. Il y a une autre œuvre qui rend audible la cavitation. Elle a été réalisée par Alexander Metcalf et s’intitule The Tree Listening Project dont la première version a été exposée en 2006. Depuis des années il présente cette pièce avec de nouvelles versions selon les contextes. Les autres travaux que je connais sont plutôt des sonifications par mise en correspondances comme celle du Laboratoire associatif d’art et de botanique : Sabrina Issa, Nicolas Bralet, François-David Collin et Hugo Roger intitulée « Pièce pour montée de sève » (2011) qui a été présentée dans le cadre de l’exposition « Territoires » organisée par le Laboratoire des Arts et Médias (LAM-LETA) de l’Université Paris 1. D’un point de vue documentaire, le site de Richard Lowenberg présente des œuvres qui audifient et sonifient l’activité des plantes dans des contextes performatifs.
Si certaines de ces œuvres et mon travail ont un air de famille, je ne peux pas dire qu’il y ait une filiation, tout au moins volontaire, car je ne les connaissais pas avant de me lancer dans le projet. C’est cette méconnaissance du domaine, entre autres, qui m’a conduite à faire une thèse.
Revenons aux cavitations et aux sons qui les transduisent. En écoutant Verticale, j’imaginais à certains moments le son d’une bille de verre qui frappe une boule de plomb (immanquablement devant l’inconnu on cherche des ressemblances avec le connu).
Pour toi les cavitations sonores sont-elles de l’ordre indiciel (comme la trace, l’empreinte), de l’ordre iconique (comme les images, mais aussi la forme) ou de l’ordre symbolique en général ?
Je dirais que, par définition, l’audification de phénomènes physiques et énergétiques est d’abord de nature indicielle. Il me semble que, par cette faculté plastique, le son produit des images temporelles de nature iconique. C’est ce qui se produit dans Verticale.
J’ai pu grâce à l’analyse d’œuvres d’autres artistes confirmer que l’approche indicielle de l’audification et l’approche symbolique de la sonification par mise en correspondance produisent des images ou des « imaginations », c’est-à-dire des images en acte. Cependant, je suis plus intéressée par l’audification dans mon travail, justement à cause de cette relation indicielle, qui me rapproche de la structure invisible, mais pourtant sensible des formes de la phusis.
Que signifie phusis ?
La notion de nature dans le contexte de l’anthropocène semble presque obsolète. En revanche la notion de phusis, φυσις, telle qu’elle est envisagée chez les présocratiques, englobant la nature et la physique, désigne tout ce qui est et se meut, tout ce qui se métamorphose dans un flux commun, notion pouvant elle-même englober l’ère appelée l’anthropocène.
Pourtant, ce qui peut paraître contradictoire, c’est le fait que les phénomènes qui constituent mes « modèles », mes « sources » sont imperceptibles, tout au moins tels que les sciences les décrivent. Ce que je veux dire c’est que l’arbre qui a été enregistré pour Verticale est bien une manifestation du monde auquel j’ai accès de façon sensible. On ne peut pas dire d’un arbre qu’il est imperceptible. Et mon Einfühlung de l’arbre est bien aussi une expérience sensible qui relève non plus de la vision ou du toucher, mais bien d’une communication sensible qui s’ancre dans cet « être-arbre ». Mais lorsque je me penche sur les moyens techniques pour révéler cette énergie éprouvée, je fais appel à des techniques et des connaissances scientifiques qui extraient et objectivent le flux de la sève et son mouvement. Scientifiquement parlant je ne travaille pas l’arbre, mais des ondes mécaniques ultrasonores. Mais artistiquement parlant, je tente de représenter l’arbre, tout au moins une part essentielle, son énergie, ses tremblements.
Enfin, cette dimension vibratoire de l’arbre n’est pas directement perceptible, tout au moins pour la plupart des personnes, car elles n’y prêtent pas attention pour mille raisons ; et la nouveauté des techniques de captation de ces mouvements infimes, font en sorte que bien qu’indicielles, ces formes sonores ont un certain niveau d’abstraction, car totalement inconnue. Et je fais le pari – et c’est la raison et l’objet de ma thèse – que le son est en train de devenir un médium d’images auditives qui deviendront familières et courantes avec la maturité des pratiques sonores électroniques et numériques.
Le son deviendrait ainsi « médium d’images auditives ».
Concernant la sonification et l’audification, dans Verticale n’y a-t-il pas un peu des deux ? Comment distinguer davantage ces notions complexes.
Tout d’abord il faut dire qu’il y a aujourd’hui de nombreuses sous-catégories taxonomiques proposées par la recherche en sonification. Je ne suis pas sûre qu’il faille toutes les énoncer ici. Après avoir étudié et lu de nombreux textes sur la sonification dans le cadre de ma recherche, après avoir analysé un corpus d’œuvres qui en faisait usage, j’ai décidé de limiter à deux, le nombre de sous-catégories taxonomiques de la sonification pertinentes pour penser cette technique au sein des œuvres d’art. On peut résumer ainsi ces deux grandes tendances.
D’une part, il y a les pratiques artistiques qui utilisent de façon prédominante une sonification par mise en correspondance (Parameter Mapping Sonification) qui arrime des paramètres quantitatifs à des paramètres sonores, construisant ainsi des systèmes de correspondances codées, entre des mesures et des sons. Parmi les œuvres étudiées dans lesquelles on retrouve ce procédé, il y a La Harpe à nuages (Reeves, 1997-2000), Genesis(Kac, 1999) et Bondage (Tanaka, 2004).
D’autre part il y a l’audification, dans laquelle s’inscrit ma pratique, qui met en relation « directe » des données exprimées sous forme d’ondes, qu’elles soient physiques ou abstraites, avec un système de diffusion audio ; on retrouve L’optophone (Hausmann, 1922), GP4 (Brand, 2004), Save the Waves (Aubé, 2008), Electrical Walks(Kubisch, 2006), Le souffle de la Terre (Abenavoli, 1999-2007), VERTICALE (Abenavoli, 2014-2015), Delay(Sherman, 2012-2016). C’est la relation tactile et indicielle avec les sources, où les procédés de captation instaurent une relation homothétique entre les phénomènes captés et les sons produits, qui est propre à l’audification.
Pour répondre à ta question, c’est essentiellement de l’audification qui est opérée dans Verticale. Cette technique est prédominante dans la mesure où ce sont des ondes mécaniques ultrasonores qui sont transposées dans le domaine audible par simple ralentissement et amplification. Mais dès lors que j’introduis des effets je sors des définitions strictement scientifiques.
En fait parmi les œuvres que j’ai étudiées, et les miennes n’échappent pas à la règle, la plupart n’ont pas un usage univoque de l’audification ou de la sonification par mise en correspondance. En effet, les définitions proposées par les sciences constituent un cadre utile pour penser la sonification et ses systèmes de représentation auditifs mais ses règles ne peuvent être suivies par les pratiques artistiques dont les œuvres n’ont pas de vocation démonstrative.
En revanche sur un plan esthétique et intellectuel le choix fait par chaque artiste produit des significations très différentes et il ou elle aspire à saisir des dimensions du réel très différentes aussi en privilégiant l’une ou l’autre de ces approches.
Notes
1. « La notion de transduction désigne globalement le fait de transformer une énergie en une autre énergie de même nature, mais d’intensité différente ou le fait de transformer une énergie en une autre de nature différente. Ici, on parle de transformer des ondes sismiques, ondes mécaniques de très longues fréquences, en ondes sonores, qui sont des ondes mécaniques de plus hautes fréquences que l’on peut entendre. » (Abenavoli, courriel, 25 mars 2018).
2. Rencontré à la suite de la lecture de son article : « La montée de la sève dans les arbres », Pierre Cruiziat et Melvin T. Tyree, La recherche n° 220, avril 1990, p.406 à 414.
3. Voir citation de Cruiziat, 2001, p.289, tel qu’indiquée dans ma thèse (Abenavoli, 2017, p. 219).
Notice biographique
Lorella Abenavoli est une artiste et chercheure franco-italienne qui vit entre Montréal et Paris. Ses œuvres installatives interdisciplinaires explorent, par le son, les rythmes des arbres, des astres, des corps, du cosmos… Elle expose son travail en Europe, aux États-Unis et au Canada. Elle est détentrice d’un doctorat de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) dont la recherche vise à définir la pratique de la sonification en art et plus particulièrement dans les installations. Auteure de nombreux articles sur l’art audio et l’art de l’installation, elle enseigne les arts plastiques au secondaire à Paris.
Chercheure, critique d’art et essayiste, Louise Boisclair vit à Montréal. Elle est membre de l’AICA-Canada et de l’équipe de rédaction d’Archée. Ses recherches portent sur l’expérience esthétique immersive et interactive, climatique et traumatique. Détentrice d’un doctorat interdisciplinaire en sémiologie de l’UQAM, elle a prononcé plusieurs conférences, publié de nombreux articles et chapitres de livre et, en 2015, L’installation interactive, aux PUQ, coll. « Esthétique ». À paraître son prochain livre intitulé De l’expérience immersive à l’événement esthétique, entre affect et émotion. Elle mène actuellement une recherche intitulée « Art et milieu, écologie et climat ».