Re-spatialisation du corps avec
six œuvres immersives (360o et RV)
4e Symposium IX, SAT, 2017
Louise Boisclair
Notre sentiment de
l’espace
résulte de la synthèse
de nombreuses données sensorielles,
d’ordre visuel, auditif, kinesthésique, olfactif et thermique.
Non seulement chaque sens constitue un système complexe
(ainsi il existe douze modes d’appréhension visuelle de la profondeur),
mais chacun d’entre eux est également modelé et structuré par la culture.
Eward T. Hall, 1971, p. 222.
Le Symposium IX 2017 posait la question suivante : Que
signifie la (dé)matérialisation Corps-Espaces ? Le « dé » entre parenthèses
laisse planer un doute. S’agit-il d’une dématérialisation à part entière ?
Le corps serait-il privé de ses propriétés physiques lorsqu’il se trouve
immergé dans le dôme ou dans la réalité virtuelle ? Compte tenu de la place
qu’occupe le phénomène de l’immersion dans la réception des œuvres d’art, ce
questionnement apparaît essentiel. Dans ce contexte technoartistique, le
rapport du corps à l’espace se pose aussi de plus en plus fréquemment dans
les espaces virtuels. D’une œuvre à l’autre, cet article expose les
dimensions poreuses et inédites du corps en immersion « qui troublent ses
référentiels » (Berthoz)
2 et le mettent au défi.
Partie 1
Sous le dôme :
Interpolate| Plateaux | Core
Parmi les nombreuses œuvres présentées, les trois
œuvres suivantes provoquent sensorièlement le corps dans l’espace virtuel,
chacune à sa manière. Ainsi l’évocation des corps varie de nature et de
facture : corps humain en chair et en os – programmeurs, performeurs,
participants – corps vibratoire des figures et formes – effets chromatiques,
sonores et tactiles – corps invisible et omniprésent circulant dans
l’atmosphère – sous forme de traces, d’empreintes et de reflets.
Interpolate de Woulg & Push 1 Stop (CA)
Dès que la performance débute, la part qui revient à
chacun des deux performeurs intrigue. On se demande qui transduit le visuel
en son ? Qui programme le son à partir des pixels chromatiques ? Les sens se
trouvant mobilisés par les envolées sonores et les cascades de figures et de
formes, l’interrogation passe alors à l’arrière-plan. Le spectacle se
poursuit et la sensation d’immersion s’accentue.
Pendant ce temps, nous percevons le chevauchement de
vagues et de courants sonores et visuels devant, par-dessus et autour de
nous, et même entre nous. Les lignes que l’on voit apparaître s’épaississent
et se rétrécissent alors que leur entrechoc évoque des orages électriques ou
solaires. Le visuel et le son se convoquent l’un l’autre. Il en résulte un
corps-à-corps entre design génératif et programmation qui rythme le corps de
l’œuvre et par conséquent le nôtre. Devant ces effets et ce dispositif on se
demande qui fait quoi ?
Parties prenantes du duo,
Push 1 Stop
joue avec le motion design, la 3D et les visuels audio-réactifs alors que
Woulg crée
des paysages sonores où les bugs servent de propulseurs vers l’inattendu.
Lors de leur performance Interpolate
qui intègre en direct la programmation,
Push 1 stop & Woulg se
transmettent des données par le réseau sans fil, interpolant ainsi celles
qui régissent son et image.
Plateaux, Vincent Brault,
Vincent Martin & Owen Kirby (CA)
Avant même que la performance ne commence, la lecture
du synopsis donne le ton. La création Plateaux a été «
inspirée par le cycle d’essais « Capitalisme et Schizophrénie » de Deleuze
et Guattari ». Cette référence permet de comprendre le lien entre art,
performance technologique et théorie schizo-analytique et micro-politique.
Dès le début, Plateaux
nous enveloppe dans des images de racines et d’arbres entrelacés. Nous
investissons ainsi d’emblée l’espace de manière figurative avant d’enchaîner
avec une proposition métaphorique plus abstraite, mais jamais loin du
concret. Des formes qui empiètent l’espace central évoquent la
désertification en passant par la disparition d’espèces de fleurs et de
mollusques jusqu’à la fonte des glaces. Sur une musique planante, le
corps, tour à tour celui de la terre, des arbres ou des espèces menacées,
(dis)paraît à l’ère de l’anthropocène.
Cette immersion performative est le travail combiné de
Vincent Brault
artiste sonore et médiatique, qui explore la relation de synesthésie entre
le son et l’imagerie, de Vincent Martin, artiste qui évolue dans le domaine
musical en tant que compositeur depuis plus de dix ans et d’Owen
Kirby, artiste multidisciplinaire de Montréal ayant un intérêt
premier pour les sciences naturelles et la composition de musique
électroacoustique.
Core de Herve Birolini &
Aurore Gruel (FR)
Installation performative et immersive, Core entremêle
corps, son et image à travers deux espaces, celui de la scène intérieure qui
est entourée des parois circulaires du dôme. Pendant qu’un dispositif sonore
et une projection visuelle animent la satosphère, une performeuse déplace,
allume ou éteint, avec un dispositif qu’elle porte à chaque main, six
haut-parleurs, sorte de gros cubes noirs, sur un tapis gris, noir et blanc.
Durant une quarantaine de minutes, l’exceptionnelle
danseuse-performeuse Aurore
Gruel déploie, dilate et projette son corps dans une géométrie
dynamique d’images et de sons avec une parfaite coordination. Sa
chorégraphie trace plusieurs parcours à partir de lignes formant des carrés
au sol, qu’elle reconfigure en déplaçant et réalignant les hauts-parleurs,
les transformant en plusieurs surfaces d’étirement, en poutres d’équilibre
et en supports de composition, générant des figures tridimensionnelles,
sonores, visuelles et corporelles. Elle superpose de la sorte les six cubes
pour en constituer un totem.
Dotée d’une expérience en composition, de la pièce de
concert à l’installation, de la performance électroacoustique à la musique
de scène ou de film,
Hervé Birolini entrecroise la dimension sonore des haut-parleurs
fixes à celles des haut-parleurs mobiles pendant que la danseuse génère des
espaces sonores et visuels. Orientée vers la danse contemporaine après une
formation classique, Aurore Gruel engage toutes les possibilités de son
corps dans une performance où le corps dépasse souvent nos attentes.
Partie 2
Défis de la réalité virtuelle : KVR, Les Trois Grâces et Ghost Orchestra Project
Outre les performances réalisées dans le dôme, les
conférences spécialisées et les
démos d’artistes, de designers ou de programmeurs, cette quatrième
édition présentait des œuvres de réalité virtuelle dont Les Trois Grâces
de Jean-François Malouin (CA), Ghost Opera de David Poirier-Quinot, Bart
Postma, Cyril Verrachia et Brian F. G. Katz (FR) et le dispositif KRV.
Toutes ces œuvres se présentent sous forme de dispositifs qui provoquent
notre espace corporel, intérieur et extérieur et confrontent nos habitudes
sensorimotrices selon des repères inédits.
Kinescape, dispositif de
réalité virtuelle cinétique
Le
kinescape ou dispositif
KVR
comprend un tapis sensible, un casque de réalité virtuelle et une ceinture.
Il s’agit de traverser un parcours à obstacles. Le participant doit trouver
comment manier le dispositif et comment se déplacer sans perdre l’équilibre,
notamment dans un passage très étroit. Partagé entre deux espaces, celui du
tapis et celui du monde virtuel inconnu, le corps doit faire appel à de
nouveaux repères.
L’expérimentation requiert des habiletés qui vont de
la dextérité manuelle, au sens de l’équilibre et de l’orientation jusqu’à la
capacité de synchroniser la marche avec la vision d’un monde qui lui est
inconnu. Elle comporte des défis qui peuvent procurer de la satisfaction une
fois relevés. Cette incursion dans un monde virtuel non seulement favorise
l’exploration du corps étendu, mais elle permet de prendre conscience des
capacités sensorimotrices habituellement inconscientes. Elle confronte le
corps et l’énergie cinétique de ses mouvements par rapport à de nouvelles
références.
Avec le kinescape, Aperium, co-fondée par Jonathan de
Belle, Antoine Rivard et Simon Dufour (CA), repousse les limites et par
conséquent les possibilités de la réalité virtuelle. On peut se demander
jusqu’où celles-ci se rendront et quelles pourront en être les applications,
non seulement en art, mais en réadaptation, en traitement du vertige ou
autre.
Les trois Grâces, Jean-François Malouin (CA)
Une fois le casque enfilé et les manettes en main,
nous prenons une position optimale sur le tapis. Une assistante observe
notre interaction avec l’œuvre sur un écran, prête à intervenir si le
dispositif gèle ou si nous éprouvons une difficulté. Cette présence exerce
un effet non négligeable sur notre exploration. Avec les manettes, nous
touchons et activons les mains et les bras de trois femmes nues qui prennent
alors diverses postures. Pour des considérations éthiques, l’artiste a
effacé toute trace de pilosité, ce qui a pour effet de diminuer la sensation
de réalité.
Outre sa dimension ludique d’étendre notre toucher et
notre vision à un trio féminin virtuel, l’œuvre
Les
Trois Grâces s’inscrit dans l’histoire de
l’art, où les figures mythologiques Euphrosyne (l’allégresse), Thalie
(l’abondance) et Aglaé (la splendeur) Les Trois Grâces sont représentées
depuis des siècles. Même si nous restons conscients de l’illusion, nous
sommes à la fois initiateur, toucheur et voyeur de postures intimes,
suggestives qui, pour certains peuvent paraître érotiques.
Pour ce projet, Malouin a bénéficié d'une résidence au centre Pioneer Works pour les arts et l'innovation, à Brooklyn, en 2016. Il y a réalisé l’animation en temps réel à l'aide de consoles de mixage audio et d'un moteur de jeu vidéo. Il a également bénéficié de technologies additionnelles par Morph 3D, Tore Knobe et John Porter pour la réalité virtuelle. Avec un dispositif efficace et une esthétique « attrayante », cette œuvre met sous observation notre rapport au trio féminin où la proximité et le toucher transgressent les frontières de la réalité et du virtuel.
Ghost Opera de David
Poirier-Quinot (CA), Bart Postma, Cyril Verrachia et Brian F. G. Katz (FR)
À partir de l’enregistrement du concert réalisé par le
Conservatoire National Supérieure de « La Vierge » de Jules Massenet,
mettant en scène un chœur, des solistes et un orchestre lors du 850e
anniversaire de la Cathédrale Notre-Dame de Paris,
Ghost Opera, est une œuvre de réalité virtuelle remarquable, notamment
en matière de son
binaural.
Cette œuvre-jeu, à la fois technologique et
psycho-aoustique, produisant des effets multisensoriels variables selon les
participants, offre une exploration spatiale en
réalité virtuelle avec
le dispositif de l’Oculus
DK2.
En plus d’être un jeu de réalité virtuelle, cette
œuvre réunit l’opéra, l’architecture néo-gothique et les technologies de
pointe. Elle procure une expérience immersive puissante où la mise en scène
de la réalité virtuelle permet au participant de parcourir l’espace de façon
indépendante. Assis devant un écran, portant un casque et maniant une
manette, nous parcourons tel un oiseau l’intérieur de Notre-Dame, depuis son
espace central, en passant par ses corridors et en allant jusque dans les
hauteurs, provoquant des sensations de vertige qu’il faut apprivoiser.
Pour mieux saisir l’envergure de ce projet, tant dans
sa conception, sa réalisation que dans son financement, il suffit d’en
consulter la fiche.
Outre le concours du CNRS, du
Conservatoire National Supérieur et de la Cathédrale Notre-Dame, précisons
que le directeur artistique
David
Poirier-Quinot s’est chargé des animations, de l’intégration et de la
coordination du projet,
Bart Postma &
Julie Meyer du modèle acoustique,
Cyril Verrecchia du modèle graphique et
Brian F.G. Katz, de la gestion de
projet.
On constate avec ces œuvres que l’espace dans lequel
le corps s’inscrit est de moins en moins physique. En plus de nous offrir un
aperçu exemplaire de certaines tendances artistiques, ludiques et
technologiques de la présente décennie, ces œuvres immersives, notamment en
réalité virtuelle, laissent présager un avenir rempli de surprises et de
prouesses qu’il est difficile d’imaginer aujourd’hui. Elles permettront
cependant d’intégrer le virtuel dans sa dimension numérique à la réalité
culturelle, artistique, mais aussi quotidienne. Le rapport du corps à
l’espace est interpellé : à la fois (dé)matérialisé et virtualisé dans une
nouvelle manière d’être et de vivre.
Sites Internet
4e symposium IX, SAT
Notes
1. Eward T. Hall, La dimension cachée, Seuil, Points,1971, p. 222.
2. Sur les référentiels relatifs, explicites et implicites qui gouvernent notre relation à l’espace, voir Alain Berthoz, 1997, Le sens du mouvement, coll. « sciences », chapitre 4 - référentiels, Odile Jacob, p. 107-124.
Notice Biographique
Essayiste, chercheure et critique d’art, Louise
Boisclair vit à Montréal. Elle est membre de l’Association
internationale des Critiques d’art. Ses recherches portent sur l’expérience
esthétique immersive et interactive, climatique et traumatique, où le corps
est central. Détentrice d’un doctorat interdisciplinaire en sémiologie de
l’UQAM, elle a prononcé de nombreuses conférences, publié plusieurs articles
et chapitres de livre et, en 2015, L’installation interactive, aux PUQ,
coll. « Esthétique ». À paraître en 2018, son prochain livre
s’intitule L’expérience immersive et interactive, entre affect et émotion :
un événement esthétique.