Après avoir compris le gribouillis II (Mark Napier et Antoine Schmitt) |
Pierre Robert
janvier 1999 |
Mark Napier fait
actuellement tout un tabac avec son Shredder, car le concept est
simple et séduisant.
Vous inscrivez dans une petite fenêtre une adresse Web quelconque et, l'instant d'une touche de retour, vous voilà devant un site littéralement composté. Seuls quelques éléments fragmentaires, issus des couleurs ou des images du dit site, vous permettront d'identifier le corps () de cette page.
Le langage HTML broyé, déchiqueté dans la pénombre du temps numérique, nous est à nouveau présenté, et à notre plus grande stupéfaction, dans une bouillie aplatie à l'écran. (- L'habitude d'Archée de présenter le mois courant entremêlé à l'année courante, ex. : 1j9anv9i9er, est du même ordre.-) Reconnaissable mais illisible. Évidemment, le langage HTML stimule un gribouillis plus dense et encore moins lisible. Les liens fonctionnent toujours, mais ils sont souvent superposés, amassés, brouillés.
"Mon but, nous dit Mark Napier, était de voir ce que donnerait un système qui interpréterait différemment les instructions du langage Html." (Le Monde, 8 décembre 1998). Le navigateur, ajoute-t-il, "est un organe de perception à travers lequel nous voyons le Web. Il reconnaît, filtre et organise une énorme masse d'informations structurées. Ce qui me passionne, c'est de voir le résultat quand toutes ces informations sont interprétées différemment." (Ibid).
Le terme interprétation doit être pris à la légère, car il s'agit plutôt d'embrouiller les codes plus que de les interpréter. D'ailleurs, un code ne peut être interprété que dans la mesure où il a d'abord un sens. Or, un code isolé n'est qu'un potentiel de représentation et non un objet susceptible d'être interprété. Le Shredder de Mark Napier fait partie du mouvement gribouillis (ou du gribouillis en mouvement). Il est même un représentant fidèle du sens premier que l'on accorde au terme gribouillis, pourvu que s'y accole le sens de barbouillage et de brouillage.
Il ne paraît pas opportun toutefois d'utiliser le terme de déconstruction, ni d'en référer à Andy Warhol, tel que proposé par Guillaume Fraissard dans cet article du journal Le Monde. Ce travail sur le code HTML s'avère amusant, sans plus. Et s'il amuse autant, c'est que le fantasme secret de tout internaute consiste à vouloir mettre un terme à la succession impitoyable des sites et des liens offerts par le Web. La navigation étant compulsive (elle l'est toujours, même pour une navigation qui ne durera que 5 minutes), elle nous incite à agir sur le système, plutôt que d'être soumis aux mécaniques de navigation dont les fins sont souvent prévisibles, obligatoires et parfois fallacieuses.
Ce type de gribouillis correspond à une atténuation radicale du message, comparable à une usure destructrice, à un vent numérique violent dans le désert de la communication. Le message perd sa linéarité dans la répétition aléatoire. Déranger le code HTML dans le Web équivaut à prendre une pause. Le Shredder demeure par contre une expérience éphémère, sauf si vous avez des objectifs graphiques dans l'utilisation de ce mélangeur HTML, si vous voulez autrement dit vous cuisinez une page Web. En lui-même, le résultat esthétique est plutôt répétitif.
Utiliser le code HTML original d'un site et le mélanger c'est, en fait, distribuer autrement l'espace visuel codé par l'HTML. Cette fragmentation, par ailleurs, n'est pas parfaitement aléatoire. Elle correspond à un programme repérable à l'oeil parce que ce programme a une structure fixe. Il s'agit d'une gare de triage regroupant des caractéristiques mononumériques, les trains de tête dans un coin, le charbon dans l'autre et les rails les uns par-dessus les autres. Décomposition (compostage) semble le mot clé dans ce cas-ci. L'aspect syntaxique est directement adressé (ou agressé), réduit à une source potentielle de signification qui, dès lors qu'elle déroge d'un objectif sémantique, se déleste de toute forme de sens. Ce type d'oeuvre est un acte plus qu'un concept, un gribouillis plus qu'un jeu.
Le site "Avec Tact" d'Antoine Schmitt propose quatre oeuvres. Celle qui nous occupe s'intitule simplement "Antoine".
Alors que dans le Shredder notre intervention consiste à choisir un site pour en composter le langage HTML, ici Schmitt inverse le procédé. Sur un fond noir, une petite multitude d'images indistinctes (en noir et blanc) sillonnent déraisonnablement la surface. Impossible d'y reconnaître quoi que ce soit, jusqu'au moment où on approche le curseur. Dès cet instant, il est clair que la présence du curseur change radicalement le mouvement des images. Elles ralentissent, se regroupent, lentement et de manière très souple, elles reconstituent le portrait photographique d'Antoine Schmitt.
Le mouvement initial devient alors une image fixe, sans aucune prétention stylistique, une simple photo. Mais le jeu reprend, le moindre mouvement de la main stimule illico la mise en marche du mouvement. Ce dernier n'apparaît pas comme un automatisme bête et répétitif, malgré une programmation encore une fois reconnaissable, mais déploie une suite d'arabesques intimement couplée aux gestes légers ou brusques, amples ou courts de la main sur la souris. Trois mouvements principaux déclenchent les effets, la verticale, l'horizontale et l'oblique. (- Pour bien percevoir l'organisation de ces effets, essayez de bouger très lentement votre main parfaitement à la verticale et ensuite à l'horizontale. -) Les effets visuels sont très réussis, à l'image d'une pluie d'étoiles sous une baguette magique ou d'un fouet élastique. Ce qui leur donne un caractère naturel appréciable. Qu'est-ce à dire? Un jeu bien réussi, avec une connotation sur l'identité fuyante dans le nombre d'une part, et, de l'autre, sur le repos cohésif du recentrement.
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