Entremêler corps et technologies: des vagues perceptives nouvelles
Mélissa Bertrand
section cybertheorieDans son ouvrage
Du mode d’existence des objets techniques (1958),
Gilbert Simondon
évoque une méconnaissance générale des objets techniques. Selon lui, notre
culture valorise les objets esthétiques au détriment des objets techniques
car ces derniers sont incompris et donc rejetés dans une sorte de
xénophobie. Dès lors, la culture stimule un double rapport de mépris et de
crainte :
« La culture comporte ainsi deux attitudes contradictoires envers les objets techniques : d’une part, elle les traite comme de purs assemblages de matière, dépourvus de vraie signification, et présentant seulement une utilité. D’autre part, elle suppose que ces objets sont aussi des robots et qu’ils sont animés d’intentions hostiles envers l’homme, ou représentent pour lui un permanent danger d’agression, d’insurrection. Jugeant bon de conserver le premier caractère, elle veut empêcher la manifestation du second et parle de mettre les machines au service de l’homme, croyant trouver dans la réduction en esclavage un moyen sûr d’empêcher toute rébellion » 1
Il est bien question ici d’un rapport d’aliénation, comme si, craignant
de se soumettre aux machines, l’être humain déciderait de les mettre à son
service. Cette analyse soulève l’un des problèmes clefs de l’ère des
nouvelles technologies intégrées aux arts performatifs et permet de
comprendre des démarches radicales telles que celles de l’artiste australien
Stelarc qui s’oriente
vers un monde où le corps s’efface devant la puissance des cyborgs et cède à
la tentation de l’hybridation homme-technologie. Nous pouvons malgré tout
penser qu’il existe des alternatives à ce rapport binaire, à cette
confrontation permanente. Mais le problème dépasse celui de l’aliénation et
nous pousse à nous demander quels corps sont ceux de notre temps, quels
corps nous désirons montrer. Les technologies parviennent-elles à nous faire
sentir, ou percevoir, des corps sans les effacer, les déformer, les
transformer ?
C’est l’une des interrogations au cœur de la démarche de la chercheuse
transdisciplinaire, conceptrice médiatique, danseuse et chorégraphe
Isabelle Choinière dans sa
performance Phase 5. Depuis 2005, elle a entamé des recherches sur le
corps collectif physique et sonore. Dans une démarche très phénoménologique,
elle désire trouver une harmonie dans le rapport entre corps performatif et
technologies comme elle l’explique dans le texte paru dans le numéro d’Archée,
en novembre 2016. Dans son travail, les technologies sont utilisées en vue
de faire émerger un espace immersif qui favorise la perception du corps.
Nous ne sommes plus dans une logique d’instrumentalisation ou
d’aliénation mais plutôt à la rechercher d’autres manières d’exprimer le
corps sous toutes ses formes – organiques et concrètes ou bien malléables,
éphémères, insaisissables.
Nous verrons d’abord que sensualité et sensorialité sont convoquées dans
cette performance qui rassemble cinq danseuses aux corps emmêlés,
enchevêtrés, qui forment un organisme collectif mouvant et
émouvant selon
Louise Boisclair dans le Inter (hiver 2008). Entre chair, entrailles et
respirations, Phase 5 nous donne à
sentir l’intimité et l’intériorité d’un (ou des) corps.
Mais ce corps même a quelque chose d’épiphanique. Il apparaît et
s’éteint, s’échappant sans cesse à notre définition. Nous l’apercevons
clairement puis il s’évapore, flottant, impénétrable et inclassable.

Face à ces corps nus qui s’éveillent et s’éteignent, bougent en se
contaminant, le spectateur peut être légèrement désarçonné car dans Phase
5 la corporalité, le charnel, l’organique sont très présents sans pour
autant que le corps soit clairement distinguable. Isabelle Choinière nous
donne davantage à sentir qu’à voir. Défiant notre analyse cognitive qui
cherche à reconstituer ce qui est disparate, elle nous plonge dans
l’intimité d’une forme viscérale. Tout d’abord, les corps sont nus, mais pas
exposés, pas réifiés. Ils s’entremêlent de manière à les rendre indistincts
bien que leur nudité soit évidente. Comme l’explique Andréa Davidson dans le
texte paru dans
Archée en novembre 2016, cette déstabilisation du cognitif
transforme ces corps nus en corps asexués :
« In creating the conditions and a specific mediated environment for establishing an empathic sensory relationship of bodies-to-bodies, lsabelle Choinière develops strategies that both deflect the cognitive act seeking to identify a pure choreographic form or narrative mode, and temper, if not neutralize, the voyeuristic or eroticized gaze between subject and object. » 2
Dès lors, le spectateur entre dans la sphère de l’intime sans pour autant
que cet intimité soit synonyme de sexualité. Il est simplement mis en
contact avec une forme vivante inconnue et intriguante, qui lui rappelle son
corps sans pour autant laisser place à l’identification. Le fait que les
visages soient rarement reconnaissables ou observables contribue à brouiller
les repères. Bien que le corps soit très présent, il ne s’agit plus
d’anthropomorphisme. Pourtant, notre sentiment d’intimité n’en est pas moins
redoublé car les spectateurs, en comité réduit, sont placés à proximité des
performeuses. L’espace sonore immersif, sur lequel nous reviendrons par la
suite, est conçu pour englober le public et, pour cela même, ce dernier doit
se placer autour des performeuses, parfois à seulement 50 cm d’elles.
Effectivement, comme dans certains spectacles de
Claude Régy, à
l’image de
La Barque le soir (2012)
3, re-présenté au Théâtre des Amandiers
(Nanterre, France, le 10/03/2016), l’expérience ne peut fonctionner qu’avec
un nombre restreint de personnes dans le public puisqu’il est nécessaire de
se situer dans un périmètre favorisant l’effet d’immersion. La distance
empêcherait cette rencontre quasiment charnelle avec cet être sans visage.
La
proximité sensible que nous éprouvons est également accrue par le fait
qu’Isabelle Choinière cherche à nous faire éprouver la limite entre
intérieur et extérieur. Si les sons et l’espace sont des données que nous
percevons généralement comme produites de l’extérieur, Phase 5 nous rappelle qu’elles
sont en constante communication avec notre organisme interne. Ainsi, elle a
beaucoup travaillé sur les sons produits par la respiration, qui symbolise
cet échange constant entre soi et le monde. Pour arriver à créer cet espace
perceptif nouveau, elle a donc mis en place des stratégies d’apprentissage
kinesthésique (conscience de la position et du mouvement) et somatique
(perceptions corporelles) fonctionnant par paliers. Le corps doit apprendre
progressivement à être à l’écoute des technologies, et plus précisément au
feedback qu’elles lui permettent
d’avoir, pour sortir d’un rapport utilitaire ou asservissant. Les danseuses
développent un contact avec leur environnement – le corps collectif et la
technologie immersive – fonctionnant par strates ou plutôt par calques qui
se superposent les uns aux autres. La première étape, si elle semble
évidente, demeure cruciale : il faut sentir son corps physique, faire
circuler sa propre respiration, travailler sur son schéma corporel. C’est un
travail d’abord tourné vers soi. Il faut ensuite s’ouvrir aux autres,
toucher, éprouver, sentir la respiration d’un autre corps, celui le plus
proche de soi. Ces premières étapes de travail sont ainsi décrites par l’une
des performeuses de Phases 5,
Eliza Harsson :
« In this rehearsal, we started off with breathing in a child like pose with our partners’ hands on the back. We were breathing in different parts of our back and switching places, experimenting our partners’ breathing. From there, we tried to find a position, so we could all be connected. In the first days it was very challenging because we couldn’t find a position for us to be in. Some of us had all the body’s weight on us, some of us had none of the body’s weight on us. And so, our experiences on the first days were very radically different experiences depending on where we were in the shape and on the sensations of weight and being in contact with bodies and all the emotionality that comes up. » 4
Ce témoignage sur la méthode utilisée par Isabelle Choinière nous montre à quel point le corps est exploré non pas en tant que corps humain, ni comme corps féminin, mais bien comme organisme éprouvant son environnement (espace, sons, technologies, contact avec d’autres corps…).
Enfin, nous pouvons dire que dans cet espace immersif et sensoriel les
rencontres se font sous le mode de connexions et de déconnexions souples et
mouvantes. La plongée dans cet univers sonore et technologique a
quelque chose de très vivant, nous pouvons avoir l’impression que ce corps
collectif fonctionne comme par pulsions, frissons, frictions, échos, éclats…
Le contact se fait connexions, entrechocs, secousses électriques. Si nous
avons parlé d’un organisme collectif, nous pouvons malgré tout effectuer un
parallèle a priori paradoxal avec la théorie du corps sans organe proposée
par
Gilles Deleuze dans
Francis Bacon : La Logique de la sensation (1981). Dans cet ouvrage,
Deleuze s’inspire du travail d’Artaud
(Le
théâtre et son double, 1938) pour évoquer un corps qui trouve son
existence dans une forme d’intensité, de rythme, de secousses et de spasmes
hystériques. Le corps sans organe n’est pas un corps dépourvu d’organes mais
un corps qui se comprend sur le plan des forces et de la sensation et non
d’après une organisation stricte, propre à l’organisme
5.
Il s’agit d’une forme de vitalité extrême qui s’empare du corps. Les organes
ne sont pas déterminés ou ne le sont que momentanément : leur fonction
(bouche, estomac, anus etc.) n’apparaît qu’au moment où ils sont traversés
par l’onde qui les secoue ; c’est ce que Deleuze nomme l’hystérie.
L’hystérie se manifeste par des contractures et des paralysies qui répondent
au passage – métaphorique et non médical – d’une onde nerveuse.
Les corps dans Phase 5 s’affectent ainsi comme en se contaminant
les uns les autres. Nous sommes face à une boule d’énergie physique et
pulsionnelle qui se contracte et se détend sans que nous parvenons à
l’identifier. L’univers technologique est donc mis au service d’une
exploration de la corporalité ou de l’organisme au sens large plus que du
corps en lui-même, souvent associé à un individu en particulier. C’est
pourquoi Isabelle Choinière favorise cette reconnexion avec le
viscéral, l’intime et l’interne.

Ainsi, nous ne pouvons pas dire que Phase 5 se contente de nous
faire éprouver cette corporalité. Choinière nous présente également ce que
nous pourrions nommer des corps épiphaniques. Constamment mis en échec
devant notre tentative de définition ou de compréhension – aussi bien
sensible qu’intellectuelle – de cette forme corporelle et technologique,
nous pouvons avoir la sensation que les corps s’échappent, s’évaporent, puis
réapparaissent subitement clairs et limpides.
Cette sensation que nous avons est en partie liée à l’utilisation des
technologies dans le traitement du son mais également au fait que ces
dernières ne sont pas rendues visibles. Le micro que portent les danseuses,
collé à leur nez, n’est gère apparent. Les fils et le capteur qui transmet
le signal wifi sont également dissimulés dans le bandeau noir qui enveloppe
les cheveux des performeuses. Les technologies sont ainsi utilisées pour
donner accès à de nouvelles perceptions du corps mais ne sont pas le sujet
même de la performance et, étant camouflées de la sorte, nous laissent face
à nos sensations. Nous sommes en quelques sortes exclus du processus de
transformation des sons pour n’en voir que le résultat, c’est-à-dire cette
imbrication de corps de chair et de « corps sonores », notion qu’elle a
inventée.
Pour comprendre ce concept, il est intéressant d’analyser plus en détail
la démarche qu’elle a mise en place. Tandis que les danseuses portent
chacune un micro qui capte leur respiration et tous autres sons qu’elles
produisent, cinq enceintes sont réparties dans la salle, une au-dessus
d’elles, au centre du plafond, les quatre autres les encadrant. L’espace est
délimité par le son projeté dans ces enceintes qui créent une sorte de dôme
virtuel. Isabelle Choinière part ainsi du corps des danseuses, passe par la
technologie, pour retourner aux perceptions tout en incluant une notion de
l’espace très développée. Pour que ce processus soit fructueux, il est
nécessaire de plonger les danseuses dans une phase d’insécurité, de perte de
repère, de brouillard sensoriel. Bien qu’une trame soit tissée pour créer
une évolution temporelle, la performance fonctionne principalement avec la
recherche et l’improvisation sur des principes d’auto-organisation
multi-sensoriels, tels que décrit par Glenna Batson, dans son article « L’éducation
somatique dans le milieu de la danse » (publication originale en anglais
en 2009)
6. Les danseuses doivent en permanence quitter le confort d’une
chorégraphie stable, de mouvements et de sons orchestrés pour tenter de
nouvelles expériences sonores et physiques. Cette idée classique de la
chorégraphie est donc abandonnée au profit d’un schéma d’exploration plus
libre impliquant le corps tant dans ses mouvements, que dans ses productions
sonores, ou dans son implication émotive et psychologique. Il s’agit d’une
conception interdisciplinaire, contemporaine et performative de la
chorégraphie, qui implique également des domaines comme la neuroscience ou
la physiologie.
Depuis 1994, avec son spectacle
Communion,
elle travaille à l’émergence de cet espace perturbateur en lien avec le son.
Elle évoquait déjà son concept de « corps sonore »,
qu’elle a analysé avec Enrico Pitozzi à propos de
La Démence des Anges,
autre spectacle de la créatrice-chercheuse : « Ce corps sonore n’était
pas un double, mais bien une nouvelle manifestation issue d’un apprentissage
proprioceptif – donc fondé sur ses propres sens – amené par l’influence de
la technologie comme élément de déstabilisation ». Le but de sa
démarche, véritable fil rouge du travail qu’elle mène, est bien de sortir de la
répétition pour laisser des phénomènes inattendus se produire et mettre les
sens en éveil. Avec l’émergence du corps sonore nous évoluons donc vers une
appréhension du corps plus large que celle physique et anthropomorphique. Le
corps devient corporéité, projection spatiale, mouvements ; sa présence est
évanescente.
Détaillons un peu l’effet produit par ce corps médié par les
technologies, par ce corps sonore, mouvant et insaisissable. Tout d’abord,
il est conscientisé par les performeuses grâce à la répartition du son dans
l’espace, car il s’agit bien de sons qu’elles produisent elles-mêmes en
direct mais ces derniers dérivent, muent et se répandent dans l’espace. Le
passage par l’interface technologique – spécialement créée pour cette
recherche-création – permet ainsi d’envisager son corps autrement. Cette
interface, composée de deux tablettes (I-Pad) et d’un programme
permettant de sélectionner, séparer, grouper les sources de sons
fonctionnent en wifi. Elle permet également une spatialisation du son pour
donner la sensation qu’il part d’un endroit et arrive à un autre. Les sons
peuvent également être amplifiés, diminués ou modifiés en direct. Ce passage
du son produit sur scène par l’interface fait que le corps n’est plus
seulement une enveloppe charnelle, matérielle, concrète, il est aussi ce qui
emplit l’espace, ce qui peut se propager, ce qui peut se connecter avec
d’autres êtres ou d’autres choses au-delà du contact physique, presque par
vibrations. Les sens se décuplent dans ce rapport circulaire entre corps,
espace, sons et technologies. Il n’y a plus de conflit mais une quête
commune car les nouvelles technologies révèlent le virtuel. Elles mettent en
avant le fait que la perception est ce point d’intersection infime et vaste
à la fois entre soi et le monde, entre intérieur et extérieur, entre virtuel
et réel qui sont alors intégrés l’un à l’autre. Cette expérience nous
rappelle que notre rapport au monde peut être envisagé comme une multitude
de zones intermédiaires, d’empiètements, d’échos. Cette méthode singulière
est ainsi synthétisée selon ses propres termes dans
Archée, novembre 2016 :
« Le corps sonore sur lequel je travaille est donc une émanation, une dilatation du corps réel qui en constitue une vibration à laquelle les performeuses se réfèrent sensoriellement pour composer la partition. J’insiste sur le fait que ce corps sonore n’est pas un double, mais bien une nouvelle manifestation du corps physique issue d’un apprentissage kinesthésique amené par l’influence de la technologie comme élément de déstabilisation extéroceptif. » 7
Cette épiphanie de la corporéité touche principalement les performeuses
qui sont entraînées par Isabelle Choinière à définir différents seuils
perceptifs. L’empathie qui apparaît au cours des exercices sur le placement
et sur la respiration, que nous avons évoqués en début d’article,
ouvre les portes à une première vague d’intercorporéité, c’est-à-dire à la
possibilité de se projeter dans un corps étranger, à créer des échos entre
différents corps. La danseuse ne sent plus seulement son propre corps mais
aussi celui de l’une de ses partenaires. Il n’est pas question pour autant
de s’oublier mais plutôt d’être capable d’étendre les limites de sa
perception, de la perception de son propre corps. Mais ce travail est poussé
davantage pour englober tout le groupe, former un organisme collectif.
Enfin, la dernière étape est celle de l’ouverture au corps médié, au corps
transformé, voire révélé par les nouvelles technologies.
La danseuse Tahni Holt évoque même une véritable épaisseur de la
performance du fait de cette multitude de calques sensoriels :
« The addition of the level of the stimulation of touch, the level of choreography, the level of the feedback of sounds that I’m receiving, it all creates a thickness that I haven’t experienced in other performances. It’s thicker because there are more stimulations happening at the same time. Being touch by myself on the floor, and by four other people, the reverb of sounds and the kind of movements that I’m suppose to make create this thickness. » 8
Cette épaisseur de la performance est liée à cette compréhension soudaine
du corps qui ne se présente pas sous un seul jour mais sous une multitude de
formes qui le rendent si mouvant. Tout le travail sur la spatialisation
sonore permet donc de construire une zone déconnectée du monde quotidien et
dans laquelle le corps peut se dilater, brouillant ainsi notre perception
habituelle du corps. L’environnement produit par les sons qui unissent corps
et technologies favorise cette ouverture perceptive. Le corps étendu dans
l’espace, ce « moi médié » comme elle le nomme, ne va pas à l’encontre du
corps de chair. On peut rappeler que la chair, selon Merleau-Ponty est un
espace de rencontre et que dans ce contexte, il s’agit de la rencontre du
corps réel, physique, avec le corps médié. Les deux se complètent puisqu’il
s’agit pour les danseuses d’éprouver leur corps physique en même temps que
leur corps dilaté dans l’espace, mêlé à celui des autres dans une perception
plus vaste que celle quotidienne.
Cette perte des repères quotidiens affecte également le public. Les
spectateurs, placés très proches des danseuses, les entourent et sont eux
aussi englobés par ce dôme virtuel et sonore. La proximité des corps et le
fait qu’il devient difficile de délimiter leurs contours permettent au
spectateur de se projeter, de tisser des liens d’intercorporéité avec les
performeuses, voire avec les autres membres du public, comme nous l’explique
l’un d’eux, Oscar Velasco Schmitt :
« I started to feel that I was breathing with the person next to me. Not only I could hear the sounds that were coming from the speakers but also the sounds that was coming from the humans that were near me. I definitely felt included and at some point I was also losing my sense of self, as I was watching this. » 9
On
sent dans ces paroles qu’un phénomène de projection et d’empathie se
développe au cours de la performance et qu’il s’agit d’expérimenter pour
soi-même la corporéité. Comme la source primaire des sons (les performeuses)
lui est tout aussi proche que celles secondaires (les enceintes), le
spectateur est pris dans ce processus de va-et-vient entre corps physique et
corps immatériel, virtuel, dilaté… Il est ainsi amené à se perdre, à se
déconnecter de ses habitudes et à se mêler au dispositif à sa manière.
Un
autre spectateur, T.S. Flock, critique d’art, nous évoque ainsi l’ouverture
perceptive que permettent les technologies dans cette performance :
« I would say it make more accessible perception that we could have. I think we are capable of having that awareness of this different ways of being even though we’re might not be able to empathize with a single organism – I mean we can barely empathize with other people… So we can personify other organisms but often, when we use that term of “personification” we’re assuming they’re not like aware or even that they are not organic. It’s silly because even if you’re personifying a tree, or a tower, or any static object, they are all things that are changing in time and they are also containing so many things that are living and changing with themselves. So, as long as we’re a being that evolve in time, we can all have this awareness. Unfortunately, because we’re even just a little aware of our emotional and physical being, it becomes more difficult for that. But the technology facilitated that. » 10
Il
s’agit donc d’un véritable retour aux sensations, à un soi plus primaire qui
s’ancre davantage dans le corps et dans la perception. Loin d’être
anti-organique, les technologies utilisées dans cette performance nous
permettent de renouer avec cette « awareness »
(conscience) initiale. C’est
cette compréhension soudaine et limpide d’un corps autre que notre corps
matériel qui nous autorise à parler de corps épiphaniques. Cet usage des
technologies fait émerger spontanément une acceptation plus large du corps
que celle dont nous avons l’habitude. Mais cette conscience nouvelle demeure
intermittente, elle est liée à notre capacité à nous ouvrir à ce que nous
offre la performance dans la mesure où nous sommes capable de mettre entre
parenthèses notre recherche logique de formes définies et connues.

Dans Phase 5, l’aspect indéterminé des contours des corps fait que
nous ne percevons plus leurs limites. Nous portons alors notre attention
simplement sur la manière dont ils s’affectent les uns les autres, sur la
façon qu’ont les voix de se répondre et les muscles de se tendre, de se
contracter ou de se relâcher. Chaque mouvement affecte l’autre, tout
fonctionne en répercussion. Il y a presque quelque chose de viral dans ce
rapport de contamination d’une partie du corps par une autre ou par un son.
Plus que les corps en eux-mêmes c’est leur assemblage inattendu dans une
logique perceptive nouvelle qui nous importe dans cette performance. Il y a
alors un déplacement ontologique : le corps n’est plus un simple corps
physique, il est aussi quelque chose de mouvant, de malléable, de dynamique,
d’étendu, qui englobe une multitude de potentialités. Nous pouvons ainsi
dire qu’Isabelle Choinière et son équipe ont réussi le pari d’instaurer un
environnement immersif dans lequel les technologies et le corps se révèlent
l’un l’autre dans un rapport positif de découverte perceptive. Corporalité
(corps physique, matériel, anthropologique) et corporéité (corps projeté,
virtuel) se complètent grâce à ce rapport phénoménologique développé par les
technologies. Poésie et numérique se rencontrent, corps étendu et connexion
wifi se répondent dans une logique d’exploration de notre rapport au monde.
L’aspect organique et intime se fait aussi bien sentir que cette dimension
évanescente de ce que nous avons nommé des corps épiphanique.

Notes
1.
Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques,
Paris, Aubier, 2012, p.11.
2. Andréa Davidson, « Mediated bodies and Intercorporeality: Isabelle Choinière's Flesh Waves », revue l’Archée, consulté en ligne le 18/12/2016
3.
Claude Régy, La Barque le soir, d'après Båten
om Kvelden de Tarjei Vesaas,
créé en 2012.
4.
Eliza Harsson, artiste et danseuse basée à Portland, danseuse
dans Phase 5 d’Isabelle Choinière, interviewée au cours
d’une répétition au Suyama Space, le 18/11/2016, par Leïla
Cassar et Mélissa Bertrand.
5.
Giles Deleuze, Francis Bacon – La logique de la sensation,
Paris, Edition du Seuil, 2002, p.48.
6.
Glenna Batson « L’éducation
somatique dans le milieu de la danse » In: International
Association for Dance Medicine and Science (I.A.D.M.S.), 2010,
consulté en ligne le 17/12/2016. Publication originale en anglais en
2009.
7. Isabelle, Choinière, (2013) ‘For a methodology of transformation: at the crossing of the somatic and the technology, to become other…’,In: Journal of Dance & Somatic Practices, vol. 5, n° 1, Bristol, Angleterre, Intellect Journals: 95–112. En français et en ligne.
8. Tahni
Holt, danseuse basée à Portland, danseuse dans Phase 5
d’Isabelle Choinière, interviewée au cours d’une répétition au
Suyama Space, le 18/11/2016, par Leïla Cassar et Mélissa Bertrand.
9. Oscar
Velasco Schmitt, 39 ans, ingénieur dans les technologies, basé à
Seattle, Etats-Unis, interviewé après la seconde présentation de
Phase 5 par Leïla Cassar et Mélissa Bertrand.
10. T.S. Flock, 35 ans, critique d’art, Seattle, Etats-Unis, interviewé après la première présentation de Phase 5 par Leïla Cassar et Mélissa Bertrand.
Notice biographique
Mélissa Bertrand est étudiante en master de théâtre à la Sorbonne
Nouvelle, en échange à l’Université de Montréal (2012-2017). Elle suit
également des cours en auditrice libre à l’Université du Québec à Montréal.
Sous la direction de Josette Féral, elle travaille sur la manière dont
s’affectent le corps et les nouvelles technologies sur la scène théâtrale
contemporaine, faisant ainsi émerger de nouvelles textures, sensations et
perceptions. Après deux années en classe préparatoire littéraire, elle
obtient une licence en Lettres modernes et une licence en Etudes théâtrales.
En parallèle de ses études elle est metteuse en scène dans sa propre
compagnie et s’intéresse aux écritures contemporaines.
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