Pour une approche médiologique de l’art : Recherche-création et médiologie (Partie2)
Teva Flaman & Pierre-Luc Verville
section cyberculturesection cybertheorie
[...] Pour l’artiste c’est d’abord la matière, le matériau qui commande ; c’est pourquoi il n’y a pas d’Art en général, mais autant d’arts qu’il y a de métiers, réglés chacun sur les exigences d’une matière ; cela est si vrai que Hegel et Alain ont pu organiser leur système des beaux-arts selon la différence et l’enchaînement des matières travaillées, depuis la matière dans les arts “au repos” (architecture, sculpture, peinture), jusqu’au rythme temporel des arts “en mouvement” (danse, poésie, musique). Chacune de ces matières – de la pierre jusqu’au son – exige soumission et connivence : “obéir à la nature pour lui commander”, c’est d’abord devise d’artisan et d’artiste. Cela aussi est plein de sens pour le pédagogue : car l’artiste offre le spectacle d’un maître qui domine son matériau par la connaissance intime et amicale de ce que celui-ci peut et veut. C’est cela “avoir du métier”. (Ricoeur, 1957)
L’œuvre d’art du point de vue de la médiologie
Dans le caractère circonstanciel de sa fonction (magique, politique,
sociologique...), l’œuvre d’art opère une transmission : fondamentalement,
elle met en contact celui qui crée avec ceux pour qui l’œuvre est
créée. Elle est exclusivement médiatique. Mais l’objet de la mise en
contact, c’est aussi, au-delà des particularismes, la transmission de la
culture qui sert de liant à chaque communauté humaine et en assure la
persistance, car la mémoire ne se relaie que par des media (langues,
écritures, artefacts). Revenons à l’énoncé des éléments de la problématique
médiologique qui ouvre cet article : tel artiste privilégie tel medium
dans tel milieu pour transmettre tel message. Puisque l’œuvre d’art est le
lieu par excellence de la communication d’un sens entre un auteur et un
récepteur via l’académie (musée, revues spécialisées, université) comme
organisation matérialisée de la transmission, qu’elle est donc un medium
médiatisé, un moyen de transmission en soi où la matière de cette
transmission informe aussi le message, nous entendons que l’œuvre d’art est
la candidate idéale à l’appréciation médiologique. En révélant que « l’œuvre
d’art met les médiations techniques à la fête », Debray trace la voie à la
médiologie de l’art.
Le médiologue de l’art propose des liens de cause à effet entre le
medium et son message, pressent une réciprocité entre l’idée et sa
matérialité. La perception du réel influence le développement de la
perspective dans les arts et, réciproquement, la perceptive picturale
influence la façon de percevoir le réel. La médiologie de l’art permet de
comprendre ces rapports, les enjeux de ces rapports et regarder l’œuvre
d’art comme un prisme où se décomposent les structures des idées d’une
société, entendu que les couleurs du prisme ne se découvrent qu’à la lumière
de la société qui les projette. C’est une perspective rapprochée sur les
faits de transmission, mais aussi une méthodologie qui aide à saisir les
multiples couches agissantes de l’œuvre d’art. Quand l’iconologue
s’intéresse à la symbolique de la perspective dans la peinture renaissante,
le médiologue de l’art s’intéresse à la toile sur laquelle est peinte cette
forme et à son devenir-science ; quand le sociologue de l’art s’intéresse
aux nouveaux modes de socialité produits par l’art relationnel, le
médiologue de l’art s’attarde aux cartons d’invitation envoyés pour le
vernissage, aux institutions qui les ont envoyés, aux modes d’envoi, aux
lieux indiqués sur l’adresse, etc. ; quand le sémioticien s’intéresse à la
signification des formes, le médiologue de l’art considère leur
rapport à l’espace d’exposition...
Pourquoi la médiologie de l’art ?
L’art a un statut particulier : c’est un domaine des activités humaines
qui se caractérise par la production d’artefacts dont les assemblages
participent à cette quête de la conservation du sens dans le temps ;
l’artiste est responsable d’une trans-mission. En explorant simultanément
les différents niveaux de structuration du monde de l’art, du plus
insignifiant au plus occulte, en passant par le plus ostensible, et des
relations transporteuses de sens, la médiologie de l’art réoriente la
compréhension de l’œuvre d’art en mettant au jour la manière dont celle-ci
transmet un sens. Bien plus, en décomposant ce mode particulier de
transmission, symptôme de son temps, nous pouvons obtenir une vue sur le
zeitgeist qui explique les médiations de chaque époque et la façon dont
celles-ci conditionnent en retour leur esprit. Autrement dit, la médiologie
de l’art offre la possibilité de concevoir comment un paradigme informe (et
s’informe dans) une œuvre d’art. C’est ainsi que la stratification des
icônes byzantines répond à la manière dont les iconographes pensent le
christianisme, répond à leur théologie. Dans l’autre sens, leur effet de
présence dirige les fidèles dans le culte.
La médiologie de l’art ne découvre rien qu’on ne connaisse déjà dans le
détail, elle met seulement au jour des relations d’influence en levant le
rideau sur ce qui échappe à l’attention, ce qui est souvent méprisé par le
spécialiste. Elle s’attarde aux différents niveaux de structuration de
l’art, elle en offre un point de vue transdisciplinaire, sorte de vision
panoramique. En s’intéressant à l’œuvre d’art sous l’angle de la
transmission, la médiologie de l’art oblige à scruter simultanément les
institutions qui encouragent certaines productions, les rassemblent et les
consacrent : l’académie (musée, école, histoire de l’art, critique d’art)
qui forme et sanctionne les acteurs du monde de l’art ; le marché (galerie,
revue, histoire de l’art, critique d’art) qui en produit d’obédiences
distinctes ; les médiateurs, qui organisent la rencontre des acteurs et
spectateurs autour des œuvres d’art ; les médias (ordinateurs, Internet et
sites, télévision et chaînes, radio et stations, prospectus et design…),
organes de diffusion des médiateurs ; la société où naissent et s’organisent
les acteurs de cette transmission. L’œuvre d’art se trouve au centre d’un
diagramme de Venn
aux cercles suivants : milieu, medium et message. La médiologie offre une
approche pour remarquer cette saisissante relation tripartite qui donne à
penser. Explorons-la !
Nous devons étudier les médiations de l’art parce qu’elles cadrent nos
expériences esthétiques. La médiation muséale encadre notre expérience de
l’œuvre d’art : je ne saurais regarder du début à la fin un film qui a été
ralenti pour avoir une durée de cinq ans (Five
Year Drive-By de
Douglas Gordon). Pour pallier la partialité de la manifestation, un
cartel me prévient de la durée totale du film. Un épitexte, accolé au mur,
écrit par le commissaire de l’exposition, me décrit le jeu conceptuel de
l’installation. Je comprends alors pourquoi lorsque j’arrive dans la salle,
le film semble fixe. Gordon déjoue nos attentes de cinéphiles en présentant
une réflexion qui détourne pour cela les capacités diégétiques du cinéma, de
sorte que le temps du récit corresponde au temps de sa narration. Dans cette
illustration, le musée, le commissaire, le cartel, le texte
d’accompagnement, l’artiste, l’installation et le film forment un système où
medium (matière
organisée : la projection du film ralenti, organisation matérialisée :
l’institution qui le met en circulation), milieu (la technique qui engendre
la société de communication qui engendre l’art contemporain) et message (le
film qui s’interroge sur le fossé qui sépare l’expérience visuelle de la
narration, qui tente de les faire correspondre
1) sont
intimement impliqués pour transmettre le sens de l’œuvre. Mais puisque nous
sommes habitués à faire abstraction du contexte d’interprétation de l’œuvre,
il nous est souvent difficile de bien les considérer, et ainsi d’en
interpréter la signification et d’en percevoir les résonances dans les temps
longs. Car n’oublions pas qu’« une transmission réussie est une transmission
qui se fait oublier. » (Debray, 1997, p. 33) La médiologie de l’art
familiarise l’esprit à ces corrélations fonctionnelles en habituant à
établir des niveaux d’interactions (intra-, inter-, trans-système), et rend
mieux conscient des significations et des enjeux provenant des techniques et
des systèmes dans lesquelles celles-ci agissent.
Ouvrez le médio de médiologie, et, d’où
que vous veniez, vous découvrirez une poupée russe : du dehors vers le
dedans, les médias, le médium, le médian, le médiat. Une lettre change,
l’accent se déplace, chaque cran s’imbrique dans le précédent. La médiologie
comme le final d’un travail de désemboitement progressif. (Debray,
1998, p.8.
Ainsi, en reconnaissant l’influence des médiasphères dont l’œuvre d’art
est métonymique, nous pourrons avoir de meilleures positions herméneutiques
(en expliquant plus pour comprendre mieux, dirait Ricœur, les mécanismes de
la transmission, on peut adopter un point de vue critique vis-à-vis de ces
mécanismes), ontologiques (démonter la machinerie pour retrouver l’unité de
l’œuvre d’art dans la diversité de ses manifestations) et épistémologiques
(conscients que notre rapport au monde est orienté par des médiations
techniques, nous pourrons peut-être choisir les outils par lesquels nous
voudrons le connaître et y définir notre rôle).
Nous proposons l’ébauche d’une méthode que nous appliquerons à un corpus
présenté plus bas. Pour ce faire nous prendrons le chemin d’une médiologie
greffée sur l’herméneutique en identifiant quatre éléments-clés : le
medium, le message, le milieu, la médiation.
1. Medium
On identifie le medium en
faisant une synthèse descriptive classique de l’œuvre : quels sont ses
éléments matériels, visuels, plastiques. « Medium » désigne ici
plusieurs réalités qui se superposent et se confondent : le support et la
matière de l’œuvre autant que l’institution qui lui donne une existence, par
son espace d’exposition (le Musée d’Art Contemporain) autant que ses deniers
(le Conseil des arts et des lettres du Québec).
2. Milieu
Dans quel système épistémique (milieu)
se situe l’œuvre au moment de sa création (exemple : gnosticisme,
scolastique, Réforme, Lumières, société de la communication...) ? On ne peut
bien comprendre l’œuvre sans prendre en compte l’air du temps et ses
présupposés, provenant de leur principe organisateur. Il est d’ailleurs
utile de garder en tête que l’artiste s’accapare souvent (pour ne pas dire
toujours) les techniques (non seulement les techniques de production à
proprement parler) de son époque pour les réinvestir et les développer dans
ses créations. Si l’époque transporte des formes d’expériences au sens
kantien du terme, l’œuvre d’art exprime l’esprit de son temps, sa
« verticale métapolitique » (Régis Debray), pivot de toutes les médiations,
qui portent son empreinte économique. Par exemple, l’art du vide n’est
envisageable qu’à l’heure du « système technicien » (Jacques Ellul), avec
« l’assouplissement et la prolifération des vecteurs caractéristiques des
sociétés d’abondance où je peux dire-écrire-agir un jour blanc un jour noir
parce que j’ai du support à gâcher et que ma dépense n’entamera pas les
stocks à mémoire. » (Régis Debray, 1991, p. 271)
3. Message
À l’aide des lunettes de l’époque de
l’œuvre, on cerne son message, son sens et son discours, tout en
prenant conscience des présupposés propres à notre horizon. Car lorsqu’on a
affaire à des productions qui nous sont lointaines (époque, culture), on ne
peut se soustraire totalement à l’emprise ethnocentrique qui commande à nos
perceptions, mais l’on peut tout de même les reconnaître et se fier à
l’agrégation des connaissances qui nous permet une approche contextuelle des
œuvres, c’est-à-dire une approche prenant en compte leur milieu d’origine.
4. Médiation
À cette étape, il s’agit de découvrir
l’articulation du message à son medium et à son milieu. Le medium
travaille le message qui travaille le milieu et ce, dans tous les sens, de
manière réseautique : c’est un réseau médiologique. Pour interpréter cet
enchevêtrement, autrement dit découvrir la manière dont medium,
message et milieu se traduisent les uns les autres, le médiologue procédera
par analogie. S’il est vrai que nous faisons toujours l’expérience d’un
medium, d’un milieu et d’un message pour l’œuvre d’art, nous n’en
faisons pas nécessairement l’expérience par le même medium, le
même milieu et le même message. De ces débordements des modalités
de la production artistique, le médiologue saura tirer les conséquences
(pour faire le pont entre monde de l’auteur, monde de l’œuvre et monde du
récepteur) : c’est toujours ici et maintenant que nous sommes
contraints de considérer l’œuvre d’art ; nous ne pouvons transcender notre
propre condition. Par exemple, on ne peut comprendre la matière dans
laquelle une œuvre est faite sans prendre en compte la dialectique matière
sens-forme-contexte où elle est ancrée.
Application de la médiologie de l’art
Pour l’analyse, nous avons choisi des œuvres d’art de différentes époques
représentant quatre disciplines artistiques (architecture, musique, arts
visuels et cinéma), ayant des caractéristiques médiologiques différentes et
suffisamment claires pour aider le lecteur à y cerner les différentes
corrélations fonctionnelles.
Le néoclassicisme du Grand Théâtre de Bordeaux
Bâti entre 1773 et 1780, le
Grand
théâtre de Bordeaux prend place dans un important élan d’urbanisme
conduit par la ville de Bordeaux au 18e siècle. Il est conçu dans
un style néoclassique qui transcrit dans la sobriété formelle et l’économie
de ses moyens un élan de rigueur morale propre aux idées qui essaiment en
Europe et jusqu’aux États-Unis d’Amérique. Le néoclassicisme puise dans le
vocabulaire plastique de la Renaissance, lui-même inspiré par les canons de
l’antiquité. Mais le vent des Lumières balaie l’Europe, et l’art antique,
qui est d’ailleurs redécouvert à l’occasion de nouvelles fouilles
archéologiques et de nouveaux apports scientifiques à la connaissance de la
civilisation gréco-romaine, est réinterprété à partir de la Raison : ligne
épurée, formes claires baignées dans la lumière, angularité très prononcée
et grandiloquence.
En ces temps de troubles sociétaux, les modalités traditionnelles du
pouvoir sont bouleversées. Lorsque le pouvoir aristocratique est renversé,
il devient nécessaire de créer de nouvelles institutions. Cela suppose de
les installer dans de nouveaux lieux capables de les incarner. Il faut donc
donner à ces lieux un style adéquat. Comme la Grèce antique fait l’objet
d’une rêverie nostalgique et que son modèle politique est idéalisé, le
néoclassicisme en devient la manifestation idoine. Le Grand Théâtre installe
le décorum d’une nation dont l’idée est en train de germer. Rationalisme et
triomphe de la bourgeoisie se reconnaissent dans les attributs du marbre :
il est dur, lourd, beau, traverse les âges et coûte cher, ce qui le rend
rare ; on ne peut y inscrire que l’essentiel d’une pensée grave, complexe,
éprouvée et même sacrée. Un style, comme organisation matérialisée
dépositaire de l’esprit des Lumières, rencontre une matière à organiser pour
incorporer cet esprit.
Appliquer le néoclassicisme au territoire urbain signifie charger les constructions de transmettre au grand public par leurs formes et leur éclat les valeurs de la République. En mimant le style grec, on fait rayonner la conception qu’on a du pouvoir qui lui est symboliquement rattaché. Car citer le style antique, c’est s’imaginer au cœur de la Cité et rappeler à tout instant la prééminence et la puissance de la probité humaniste inspirée par la gouvernance hellénique. En d’autres mots, pour les hommes du siècle des Lumières, cet emprunt est le moyen par excellence de manifester l’esprit de l’époque qui se trouve transfiguré. Les partisans d’un renouveau moral se reconnaissent dans un souvenir gréco-romain fantasmé dont le monde est sublimé dans une projection politique hybride. Véhicule de sensibilité, le Grand Théâtre se dresse de façon monumentale et superbe, avec emphase et solennité, au regard des Bordelais pour traduire la noblesse, le prestige et le pouvoir de la République à venir. À l’attention du peuple, le néoclassicisme éduque. Il doit être facile à comprendre : orthogonalité des plans, frugalité des volumes, élimination des fioritures. Construction reflétant le désir démocratique de l’égalité et de la fraternité, le Grand Théâtre s’inscrit en longueur, en horizontalité. On est loin des envolées lyriques des colonnes du Bernin. C’est un peu comme transposer un décor pour transvaser un contexte : les idées républicaines habitent les pierres taillées pour elles. On ne peut s’empêcher de saisir dans la priorité donnée à la ligne et dans les contours précis l’inscription d’idées claires ; dans l’harmonie des proportions, leur rectitude et l’absence de chatoiement plastique et coloré, la correspondance géométrique des valeurs de justice et d’égalité ; l’aspect pesant et frontal du Grand Théâtre suggère la fondation de nouvelles bases politiques et affirme avec aplomb la puissance et la pérennité d’un ordre nouveau ; l’anachronisme architectural rend l’édifice intemporel, le transfigure et en sacralise l’essence – le Grand Théâtre évoque un temple ; sa position géographique et ses galeries latérales permettent de réorganiser et d’inspirer la vie de la cité en concentrant activités culturelles et commerciales et en en faisant un lieu de passage ; l’enfilade du péristyle pointe la transparence, l’équité et la viabilité des principes démocratiques ; l’utilisation de pierres de haute qualité, l’élégance des volumes du Grand escalier intérieur ou les ornements de la corniche figurent le raffinement de la société bourgeoise en plein essor ; la réminiscence si dominante du style antique formule à l’attention des citoyens le passé grec pour futur et l’idéalisme comme attitude.
L’art médiatique d’Andy Warhol
Andy Warhol est représentatif de l’art contemporain, c’est-à-dire, selon
Anne Cauquelin, de la société de la communication, qui se caractérise
par une économie, au sens large du terme, de l’échange en réseau, des canaux
médiatiques. Formé à l’école de la publicité new-yorkaise de la fin des
années 1940 à titre de dessinateur, il saura exploiter les apories du
passage de la société de consommation à la société de communication – les
deux systèmes sont imbriqués : on « consomme » la communication et on
« communique » la consommation – en promouvant son travail artistique au
moyen des techniques publicitaires : tautologie, redondance, saturation,
etc. Lorsqu’il réalise le portrait de Mao qui en impose autant que le
portrait de Napoléon 1er sur le trône impérial, Warhol
exploite les exigences de la publicité et ses capacités à reproduire
mécaniquement et indéfiniment des images. Paradoxalement, la technique qui,
pour Walter Benjamin,
détruit l’aura, produit ici de l’aura, non seulement parce que ses images,
de par leur format, leur composition et leur traitement apparaissent
hiératiques, mais aussi parce que Warhol applique, transpose, intègre ses
œuvres au réseau de l’art, répond à ses attentes, en respecte les
procédures.
Autrement dit, par toutes sortes de procédés publicitaires, il produit
des icônes médiatiques, mais cette mise en icône, en s’appuyant sur la
reproductibilité technique et le réseau qui l’exploite, bénéficie aussi
d’une sacralisation qui repose elle-même sur la médiatisation, comme
lorsqu’il fabrique des stars selon l’expression : « vu à la télé ». En
somme, c’est par la transfiguration des techniques propres au marketing que
Warhol aboutit à une réflexion sur l’art, jusqu’à l’autocommentaire.
Warhol « martèle » l’information mécaniquement en transformant l’atelier
en factory. Imitant l’usine, il se rêve en machine et traduit
les nouvelles préoccupations de l’art qui
évoluent avec la société dont il met en abîme les dispositifs
médiatiques, qu’il comprend jusqu’à prophétiser : «
in the future, everyone will be world-famous
for 15 minutes ». La tentative de Warhol est une transparence de ses
œuvres aux principes de l’économie
(organisation hétérogène des éléments) de la communication. Quand il
choisit de dupliquer des photographies de catastrophes et d’accidents parues
dans la presse, il s’approprie, exploite, banalise, transfigure le régime
médiatique de la peur. On se rappelle aussi son utilisation du Polaroid pour
ses instantanés du quotidien de la vie des stars, faisant écho au star
system en pleine effervescence, y contribuant ! L’art contemporain
devient une espèce de transcodeur de la société du spectacle, de ses rouages
magnifiés.
Comment les œuvres de Warhol transmettent-elles (dans les temps longs) ?
Autrement dit, qu’est-ce qui a fait (et continue de faire) leur impact ?
Danto l’explique par la consécration iconographique de la culture populaire,
par « la transfiguration du banal ». Warhol place les principes de la
communication au centre des institutions académiques et marchandes,
organisant leur « conservation ». Ironiquement, on passe de la communication
à la transmission ; Warhol fait fonctionner dans les temps longs ce qui est
pensé pour les temps courts. Pour
Jonathan Fineberg, c’est une opposition au courant artistique dominant,
l’expressionnisme abstrait, par la célébration de la redondance de
l’esthétique des mass media.
Nicholas
Wolterstorff y voit de l’art réfléchissant sur l’art. Nous estimons que
le succès de Warhol réside dans sa synthèse du modernisme et des nouvelles
avenues, américaines, du marketing.
- à travers la sérigraphie, pour exploiter les virtualités de la
reproductibilité technique ;
- à travers la photographie, pour capturer le moment présent, si cher à
Warhol qui rêvait d’être capable d’enregistrer mécaniquement le quotidien le
plus banal ;
- à travers le magnétophone, pour inscrire la mémoire plus rapidement que
les entrées d’un journal intime et les articles d’un quotidien (on sait que
Warhol enregistrait les conversations de tous les jours et qu’une
secrétaire, qu’il appelait chaque matin, retranscrivait dans un journal ce
qu’il lui dictait sur la journée précédente) ;
- à travers le cinéma, approché comme reprise de l’expérience du temps
réel (pensez à l’interminable plan fixe d’Empire).
En somme, Warhol réfère à Warhol et devient une marque en assurant à son art une existence tautologique sur l’ensemble des réseaux du monde de l’art. Dans la suite de cet art réfléchissant sur l’art, on peut penser à Antoni Muntadas, qui révèle les nombreux contextes d’émission et de réception de l’œuvre par leur mise en abyme .
De la musique concrète instrumentale : Helmut Lachenmann
Guero (1970-1988) pour piano, est une œuvre de trois minutes d'Helmut Lachemann où le pianiste joue de son instrument comme on joue d’une percussion grattée. Pour parvenir à faire sonner un piano comme un güiro (d’où le nom de la pièce), instrument d’Amérique du Sud, le musicien, plutôt que d’utiliser ses doigts pour les enfoncer, utilise ses ongles qu’il fait glisser sur les touches. Il en racle le rebord, frappe de ses mains à différents endroits et effectue d’autres manipulations « percutantes », produisant des sons et exploitant les capacités sonores de l’objet lui-même, au détriment de la tonalité. Le détournement de l’utilisation habituelle de l’instrument permet d’élaborer de nouvelles « techniques de jeu étendues » et d’explorer les sonorités du piano comme totalité effective (déterminées toutefois par une partition écrite en fonction des sonorités à produire) : glissendi sans ton, jeu sur les différentes aires, soit la surface entière des touches noires, les faces frontale et supérieure du piano, les chevilles, entre les chevilles, les marteaux ; variation des durées et des vitesses ; pizzicati ; bruits de pédales, tapements, chiquenaudes, mains du pianiste en contact avec le coffre du piano qui résonne, harmoniques feutrées, retour des glissendi, frottements, grattements, allers-retours de plus en plus rapides, cliquetis plus ou moins aigus et graves, des notes très aiguës. Malgré ces sonorités inhabituelles (des sons plutôt indéterminés), l’aspect construit de la composition de la pièce transparaît : alternances, nuances, accélérations… On irait même jusqu’à parler de mélodies de timbres. Les choix du compositeur rendent méconnaissable le piano. Il s’agit de déjouer nos attentes pour déshabituer notre écoute. En outre, l’acoustique de la salle de concert disproportionne la représentation : on s’imagine un güiro gigantesque. L’instrument est mobilisé pour produire des timbres pour lesquels il n’a pas été conçu, afin d’en élargir le répertoire sonore. Lachenmann refuse certaines habitudes de la musique occidentale : la tonalité (un système hiérarchiquement formé de notes gravitant autour d’un ton : la succession des notes provoque le sentiment de la nécessité d’une résolution), au profil d’une recherche sur le son instrumental et d’un commentaire musical sur cette habitude ; la façon classique de jouer d’un instrument, les repères structuraux (qui permettent à l’auditeur de mémoriser des motifs et de se situer) d’un morceau ; il subordonne souvent ses pièces au timbre instrumental.
Quel milieu engendre le jeu du piano comme totalité effective ? C’est
celui de la modernité. Lachemann intègre à la fois les contraintes imposées
à la composition par le sérialisme
2 et l’exploration du timbre par la
musique concrète. Cette musique concrète instrumentale se comprend par/comme
la prise en compte du milieu qui la précède, et qu’elle synthétise. Elle
renouvelle l’héritage allographique de la musique occidentale : il y a
partition, il y a interprète, il y a effectif instrumental, etc. L’histoire
de la musique, de la musique que l’on interprète, que l’on interprète en
concert, constitue les conditions d’apparition de cette œuvre.
Guero est née dans le creuset de la fabrique multipolaire de la
société où le monde produit, et projette une conception latérale des modes
de commande, de production, d’existence : le pouvoir centralisé est
déconstruit au profit du modèle du réseau. En réponse à cette réorganisation
des hiérarchies de la production de flux et de sens, les notes, sacrées,
consacrées, hiératiques et autocrates, cèdent la place à de nouveaux pôles
instrumentaux, profanes, libertaires, rhizomiques, hasardeux mais non moins
féconds, qui valent autant que les touches blanches et noires. Le piano
matérialise une conception du sens comme produit dérivé du réseau ; tout le
piano résonne, les aires de jeu du piano sont connectées et tissent,
ensemble, la trame sonore d’un grand ouvrage qui censure certaines
techniques de jeu relevant de la hiérarchie tonale du son.
Au lieu d’emmener le spectateur dans les rêveries délicieuses et
médiologiquement sourdes des mélodies pianistiques, le medium se
pointe lui-même par la manière dont il est exploité : le jeu non
traditionnel provoque une certaine distanciation chez le spectateur qui se
manifeste dans une attention portée sur le dispositif, sur le moyen,
c’est-à-dire la matière de l’instrument, plutôt que sur sa finalité, soit le
plaisir de l’écoute musicale. Et puisque l’on sort de l’orthodoxie, le
milieu devient d’autant plus primordial pour accéder au sens de la pièce.
Autrement dit, l’œuvre, pour être contemplée, perçue comme musique par le
spectateur, se retrouve dépendante du contexte qui permet de la comprendre
comme telle, comme un ensemble de sons de piano étrangers à ce que le
spectateur considère traditionnellement comme de la musique. Cette
dépendance, on la soulignera de nouveau pour le spectateur, s’il veut faire
l’expérience esthétique des bruits proposés par Lachenmann, par la nécessité
d’apercevoir, de reconnaître l’œuvre avec des balises : l’interprète, la
salle de concert, l’applaudissement des autres spectateurs, le salue final,
la scène.
Un film apocalyptique : Koyaanisqatsi
Koyaanisqatsi est un film sans paroles d’1 heure 26 minutes
réalisé par Godfrey
Reggio entre 1975 et 1982, tourné en 35 mm, porté par la musique
répétitive de Philip Glass, et sorti
en 1982. Il est composé d’une succession de plans-séquences représentant, en
regard de lieux naturels désertiques, la mécanique perpétuelle des activités
humaines dans les grands centres urbains principalement. Ces plans-séquences
sont souvent composés de panoramiques, de travellings très dynamiques, de zooms avant et arrière et sont
parfois surimprimés. Leurs échelles visuelles et temporelles varient. Ce
film rend compte du monde occidental de la fin des années 70, caractérisé
par le déploiement démesuré et englobant de la technique en infrastructures
communicationnelles et économiques, en biens de consommation ou en
mouvements de populations, sous leur aspect le plus spectaculaire : le flux.
Les grands centres urbains (le film est tourné à Los Angeles, New York et
Chicago) américains en expriment la quintessence. Dans une dialectique entre
les paysages désertiques et les territoires urbains dans laquelle on passe
de l’un à l’autre par des représentations de l’Anthropocène,
images d’incursions techniques violentes (machinerie lourde, lignes à haute
tension, oléoducs, rangées infinies de voitures et de chars, excavations,
explosions, domination aérienne...), la ville – la ville apparaît comme le
produit de la technique – s’extirpe de son rôle assigné de « papier peint »
pour venir à l’avant-plan du film, y être portraiturée et même personnifiée.
Le film s’articule à la conscience d’une systématisation à grande échelle
de la technique pour organiser la transmission d’une telle intuition. En
favorisant des effets de distorsion d’échelle de temps, autrement dit en
produisant des médiations inaccessibles au regard humain sans une certaine
utilisation du dispositif filmique, Koyaanisqatsi inverse le rôle des
humains et de la ville, transformant celle-ci en sujet vivant tandis que
l’être humain devient, sous l’œil de la caméra – et au banc de montage – une
de ses composantes. En effet, en offrant des prises de vues à 1 ½ image par
seconde (ralentissement) et 1 image toutes les 10 secondes (accélération),
ainsi qu’en substituant au traditionnel regard de la fenêtre peinte celui,
décentré et désubjectivé de l’objet, l’humanité se dévoile comme un des
rouages du bouillonnement incessant des activités industrielles et
communicationnelles. Un déroulement de plans – où des cols-blancs filant à
la chaîne à travers des corridors répondent à des saucisses industrielles
filant à la chaîne dans des usines– représente l’humanité, prise dans ses
infrastructures machiniques de transport et de travail, réduite à un flux
qui semble faire respirer, alimenter le territoire technicisé.
De la sorte, Reggio a voulu rendre compte de sa fascination pour la
technique : perspectives formées par le sommet des gratte-ciel, répétition
de masses colossales de béton, de métal (dont le caractère se dédouble par
l’effet-machine des ostinatos répétés indéfiniment par Philip Glass),
appropriation et organisation de l’espace naturel, puissance des machines,
au sein desquelles l’être humain apparaît frêle, dérisoire, anecdotique.
Reggio a cherché à illustrer de nombreuses prises de position sur la
technique et s’est inspiré, entre autres, des analyses de Jacques Ellul sur
le système technicien. En produisant la figure du flux d’informations,
Koyaanisqatsi préfigure ce que l’on nomme « la conscience augmentée » (Hervé Fischer), celle qui émerge en temps réel de notre usage des
appareils numériques. La focale, techniquement déterminée, visant à rendre
l’humanité consciente de son devenir-cyborg, peut en effet être
comprise comme une analogie de la façon dont nous devenons conscients de
notre nature, nos comportements, nos servitudes, nos déterminations et les
transformons dans l’instant en utilisant les médias sociaux numériques.
Seul un dispositif cinématographique mis au point par l’équipe de tournage
et exploité pour ses capacités visuelles propres est en mesure de révéler
l’existence d’un milieu technique et de ses conditions d’existence :
Pour l’homme d’aujourd’hui, l’image du réel que fournit le cinéma est
incomparablement plus significative, car, si elle atteint à cet aspect des
choses qui échappe à tout appareil et que l’homme est en droit d’attendre de
l’œuvre d’art, elle n’y réussit justement que parce qu’elle use d’appareils
pour pénétrer, de la façon la plus intensive, au cœur même de ce réel.
(Benjamin, 1939, p. 39)
Dans des séquences défilant en accéléré, le milieu technique semble prendre
vie tout à coup : « It has a life of its own », commente Reggio (2013)
devant la révélation de ces images. En mobilisant les procédés
filmiques vus plus haut, Koyaanisqatsi joue un rôle de révélateur
dans une sorte de mise en abîme où le cinéma offre un
éclairage technique sur la technique : les appareillages de captation
visuelle font partie des éléments représentatifs du développement en système
de la technique dont il permettent d’ailleurs de prendre conscience.
Suivant l’étymologie de « révélation », il s’agit d’une « apocalypse » comme
lorsque Jean est confronté à des images prodigieuses dans le dernier livre
du Nouveau Testament. L’analogie permet de comprendre la propriété
révélatrice de Koyaanisqatsi : le divin offre à l’apôtre une vision
extraordinaire des temps de la fin. C’est une vision miraculeuse, rendue
miraculeusement accessible à l’humanité, mais en tant que révélation, c’est
une médiation qui est par la suite transcrite en symboles. De la même
manière, Koyaanisqatsi offre une vision technique rendue
(techniquement) accessible à l’œil humain et traduite au cinéma par le
montage de Reggio, en déferlement de plans-séquences produisant une vision
d’ensemble et une expérience esthétique du système technicien.
Le pétunia biotechnologique d’Eduardo Kac
Depuis la deuxième moitié du 20e siècle, la communication est
au centre des préoccupations techniques de la société. Elle justifie la
création d’écoles et de programmes spécialisés, attire les fonds de
recherche, mobilise les entreprises les plus innovatrices et fonde les
politiques de nos gouvernements en matière d’infrastructures (réseaux de
transports, de télécommunication, médecine, éducation, agriculture, la liste
est longue). Nous pouvons dire que la communication et ses dispositifs sont
devenus eux-mêmes fête, pour reprendre Debray : des consommateurs campent
parfois des jours devant des magasins pour être les premiers à acheter le
dernier téléphone mobile à la mode. Le marketing en fait des objets
de convoitise, certes. Mais s’ils sont prisés, c’est que la révolution
numérique a permis de les transformer en plate-formes multimedia :
des concentrés de technologies qui prennent le relais de nos outils, fondent
de nouvelles disciplines, réorganisent nos activités quotidiennes et,
oserons-nous dire, rabattent la fin sur les moyens. Procédant des théories
cybernétiques, la communication, sous les traits de l’informatique et de ses
dérivés, est le principe organisateur de nos nouvelles existences au centre
desquelles elle place de nouveaux objets techniques. Par conséquent, elle
offre aux artistes un tout nouvel ensemble de media à mettre en
œuvre. Eduardo Kac est l’un d’eux. Le
thème de la communication, qu’il a mobilisé sous de nombreuses ses formes,
traverse sa pratique depuis une trentaine d’années. C’est en toute logique
qu’il en vient à exploiter les biotechnologies.
Pour l’œuvre Natural History of the Enigma (2003-2008), il a
produit une fleur transgénique dotée d’un segment d’ADN issu de son propre
sang. En donnant vie à tel monstre, Kac a voulu produire l’expérience
immédiate d’un continuum biologique entre l’humain et le végétal. Le
caractère d’hybridité du pétunia n’est pas visible puisque le gène de
l’artiste ne s’exprime que dans les veines de la fleur. Si cela ne se voit
pas, pourquoi négliger les media de la représentation, avec lesquels
figurer des monstres plus convaincants et sans dangers ? Par exemple,
Patricia Piccinini crée des
sculptures hyperréalistes en cire qui mettent en scène des créatures
transgéniques à l’apparence spectaculaire. Ces sculptures paraissent si
réelles qu’elles provoquent souvent chez le spectateur le sentiment du
dégoût, de l’inquiétude ou de la compassion. Qu’est-ce donc que
l’utilisation des biotechnologies a de plus à apporter ? Si la fiction
permet d’ouvrir et de sonder des perspectives à partir desquelles spéculer
sur l’avenir de la biosphère, sa nature fictionnelle agit comme une membrane
prophylactique (Mitchell, 2010), atténuant la puissance de l’expérience du
spectateur. En revanche, l’utilisation du medium vivant change la
manière dont le message est transmis par l’œuvre de Kac. Puisque la
transgénèse est le sujet de l’œuvre, elle n’a pas besoin d’intermédiaire
pour effectuer sa médiation. En cherchant à donner la vie à une créature
hybride pour signifier un continuum biologique et dénoter le sentiment du
phénomène de la vie, s’établit une correspondance du contenu de l’œuvre à
son medium. L’expérience du spectateur s’en trouve affectée : il
devient difficile de nier la réalité de l’opérationnalité biotechnologique
manifestée devant lui (nous ne pouvons réduire le caractère hybride d’un
organisme au visible car le phénotype ne permet pas toujours de le
vérifier). Plutôt que de représenter (et mettre inévitablement à
distance) des créatures fantasmagoriques dont on peut toujours contester la
possibilité (« ce n’est qu’une fiction »), l’incarnation biotechnologique
tributaire des outils disponibles, ces manifestations plongent toutefois le
spectateur dans la réalité recombinée du medium au contact duquel se
transmet le message.
Jens Hauser a
proposé (2006 et 2008) d’identifier cet effet esthétique à la notion de
« production de la présence », soumise par
Gumbrecht
(2004/2010). En l’utilisant, conformément à l’étymologie de « production »,
Gumbrecht souhaite réhabiliter la possibilité d’accéder au sens des choses
dans le « vécu » de leur présence. En effet, pour l’auteur, le vécu
esthétique a longtemps été négligé au profit d’une connaissance purement
rationnelle des choses. Il précise toutefois que le sens des œuvres d’art se
dévoile toujours dans l’oscillation entre la dimension symbolique du signe
et la dimension physique de la présence. Dans le cas d’Edunia, la dimension
physique de la présence est tout particulièrement agissante, puisque le
spectateur vit un sentiment de coexistence qui rend prégnantes des
problématiques biologique (où s’arrête l’humain et où commence la fleur ?),
ontologique (qu’est-ce qu’être humain ? Quel rôle peuvent jouer les
biotechnologies pour nous aider à le comprendre ?), esthétique (comment
juger la qualité d’art d’une création à la frontière entre l’art et la
science) ou poïétique (comment intégrer les biotechnologies en art pour
produire du sens). Ces différentes lectures de l’œuvre trouvent à s’exprimer
dans le mode d’existence particulier de la fleur. En dévoilant son
articulation medium/message, Natural History of the Enigma
apparaît comme un exemple intéressant de la mécanique de transmission en art
et aussi un exemple frappant d’interaction transsystème. On peut ainsi les
formuler : Edunia met immédiatement en relation l’agent organisateur
de notre société (la cybernétique) avec un message (ses présupposés) par le
biais de sa matérialisation (la transgénèse) en art (un canal de diffusion).
Cela explique la transparence d’Edunia, en tant qu’expérimentation
biotechnologique, aux principes de la communication. Mais cela va de soi. En
effet, si cet agent organisateur s’édifie en entraînant l’agrégation d’un
ensemble de pratiques autour de notions scientifiques ; en d’autres mots, si
la société des temps linéaires se technicise, il n’est pas étonnant
qu’émergent des pratiques où la technique trouve à se manifester elle-même
dans les œuvres, étant donnée sa propension à investir et transformer chaque
aspect des activités humaines. Quand le développement de nos techniques
devient le but de notre société, la technique cesse d’agir à l’abri des
regards de l’œuvre d’art pour passer à l’avant-plan et devenir le sujet même
des productions artistiques.
Conclusion
« Le temps des appareils, c’est celui de l’humanité. [...] Nous vivons
depuis toujours dans une réalité augmentée. » (Stéphane Vial, p. 137) Or, les intuitions d’une logique interne des
médiations sont longtemps restées singulières et éparses mais nombreuses et
séculaires. Ce n’est que tout récemment que
la médiologie les a regroupées sous un même chapeau,
se constituant à même l’analyse des moyens de l’art (Vie et mort de
l’image,
1992). Et ce chapeau a fait apparaître une première méthode, ce que nous
cherchions, pour réfléchir les conditions de possibilité
des systèmes de l’art.
La médiologie de l’art, qui a surgi devant
nous, prête à se déployer, propose aux historiens de l’art, dont les
pratiques sont de plus en plus mêlées aux technologies de l’information et
de la communication, de se faire
médiologues, pour comprendre, en plus de les déchiffrer, « le devenir-monde
des signes » (Debray). Mais elle peut tout aussi bien s’adresser aux
artistes, chercheurs-créateurs, qui ont
l’avantage d’être les premiers à connaître leur travail, et à voir
leurs œuvres comme médiologie, pour reprendre
Stanley Cavell
qui voyait le cinéma comme philosophie, au sens premier, c’est-à-dire
capable de transformation vitale.
Si cet article cherche à relever le défi méthodologique de sonder les
rouages des œuvres d’art, il répond aussi à une fascination mêlée de
défiance pour la technicité des dispositifs et leurs multiples
significations. Nous avons eu conscience de
l’influence subtile de la technique dans nos pratiques les plus
triviales, mais aussi dans nos intentions de
sens, au premier chef desquelles l’œuvre d’art. Curieux, nous sommes montés
dans un beffroi théorique d’où observer « l’ensemble dynamique des
procédures et corps intermédiaires entre production de signes et production
d’événements. » (Debray, 1994, p. 29) De là-haut, serons-nous à même
d’apercevoir jusqu’à l’œuvre d’art en train de transformer le
spectateur.
Notes
2. Le sérialisme est une technique de composition musicale qui utilise la série pour créer des œuvres atonales de façon systématique
.
Agamben (2007). Qu’est-ce qu’un dispositif ? Paris :
Payot & Rivages. Bauckham (2006). Jesus and the eyewitnesses. Grand
Rapids, Mich. : William B. Eerdmans, Pub. Co. Benjamin (1939). L’œuvre d’art à l’époque de sa
reproductibilité technique (M. de Gandillac, trad., nouv. éd.). Paris :
Gallimard. (Original publié en 1935) Bergson (2001). L’évolution créatrice (9e éd.).
Paris : Presses Universitaires de France. (Original publié en 1907) Cauquelin (2011). L’art contemporain. Paris : Presses
Universitaires de France (Original publié en 1992) Chaunu (1975). Le temps des réformes. Bruxelles :
Éditions Complexe. Chaunu et Bedouelle (1991). L’aventure de la Réforme : le
monde de Jean Calvin. Bruxelles : Éditions Complexe. Debray (1991). Cours de médiologie générale. Paris :
Gallimard. Coll. Folio essais. Debray (1992). Vie et mort de l’image. Paris : Gallimard. Debray (1994). Manifestes médiologiques. Paris :
Gallimard. Debray (1997). Transmettre. Paris : Odile Jacob. Coll. Le
champ médiologique. Debray (1998). Histoire des quatre M. Dans Les cahiers de
médiologie, 6, 7-26. doi :10.3917/cdm.006.0007 Debray (2000). Introduction à la médiologie. Paris :
Presses Universitaires de France. Coll. Premier Cycle. Debray (dir.), Merzeau, L. (2005).
Médiasphère. Médium, 8, 162-169. Fischer (2015). À l’âge du numérique, l’émergence de la
« conscience augmentée ». Dans Société, revue des Sciences Humaines et
Sociales, 129, 63-71. doi :
10.3917/soc.129.0063 Ellul (1977). Le Système technicien. Paris :
Calmann-Lévy. Ellul (1980). L’empire du non-sens. Paris : Presses
universitaires de France. Gumbrecht (2010). Éloge de la présence : ce qui échappe à la
signification (F. Jaouën, trad.). Paris : Libella Maren Sell. (Original
publié en 2004) Hauser (2008b). Who’s afraid of the
In-Between? (p. 6-17). Dans J. Hauser
(commissaire), FACT, Liverpool, Angleterre. (2008). Sk-Interfaces:
Exploding borders – creating membranes in art, technology and society
[catalogue d’exposition]. Liverpool, Angleterre : FACT and Liverpool
University Press. Manguel (1998). Une histoire de la lecture. Arles : Actes
Sud. Martin (1927). L’art gothique. Paris : Flammarion. Mitchell (2010). Bioart and the Vitality
of Media. Seattle, WA : University of Washington Press. Ricœur (1957).
La place de l’œuvre d’art dans notre culture. Ricœur (1969). Le conflit des interprétations. Paris :
Seuil Schaeffer (1967). La Musique concrète. Paris : Presses
universitaires de France. Szendy (2016).
Guero, Helmut Lachenmann.
Brahms.ircam.fr. Récupéré le 1 janvier 2016
Références
Vial (2014). L’être et l’écran : Comment le numérique change
la perception. Paris : Presses Universitaires de France.
Wolterstorff (2015). Art Rethought : The Social Practices of
Art. Oxford : Oxford University Press.
Articles complémentaires
Jens Hauser, « Art
biotechnique : Entre métaphore et métonymie » , Archée
septembre 2013
Teva Flaman, « Plasticité
de la lumière » , Archée juin 2008
Notices biographiques
Teva Flaman est docteur
en théorie des arts, auteur et conférencier. Sa thèse dégage les enjeux
esthétiques et médiologiques du bioart. Ses recherches portent sur les
rapports entre représentation, matière, technique et épistémè dans l’œuvre
d’art.
Maître en arts visuels et médiatiques, Pierre-Luc Verville est artiste, compositeur, théoricien de l’art et chercheur en enseignement des arts. Ses champs d’investigation couvrent entre autres l’esthétique de la société de la communication, la poïétique et l’herméneutique biblique.
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