La recherche-création :
transdisciplinarité, écologie du savoir et méthode papillon

Eleonora Diamanti


 

Chaque année, à l’automne, des millions de papillons monarques se regroupent en essaims et traversent les ciels de l’Amérique du Nord, un parcours qui les conduit du Canada au Mexique pour un total de plus de 4000 km. De septembre à novembre 2007, la Monarca Mobile un hybride machine-homme-papillon, a suivi leur migration de Saint-Jean-Port-Joli, au Québec, à l’État du Michoacán, au Mexique. Ancien camion postal ayant vécu ses jours de gloire aux Iles de la Madeleine, il s’apprêtait à passer une tranquille retraite à Saint-Liboire, dans la région de la Montérégie, au Québec, quand son destin changea, il fut ainsi choisi pour devenir machine-homme-papillon. Il a alors été équipé d’un système de son, un micro-écran et un toit végétalisé pouvant accueillir les cocons des papillons. Piloté par Patrick Beaulieu, artiste-facteur et Daniel Canty, écrivain-facteur, il n’a plus été utilisé pour ses services postaux mais a été métamorphosé en une galerie d’art ambulante. La Monarca Mobile migre ainsi, du Nord pour descendre vers le Sud. Elle « se pose » aux abords du Museo de Historia Natural Manuel Martínez Solórzano à Morelia, au Michoacán. Elle ne retournera pas vers le Nord comme les papillons monarques dont la migration est multigénérationnelle. Ce ne sont que ceux de la troisième ou quatrième génération qui reviendront au Nord le printemps suivant.

 



Patrick Beaulieu, Monarca Mobile, 2007

 

Les deux artistes relatent la traversée de la Monarca Mobile. Leur intervention a eu lieu dans le cadre de la conférence, La recherche-création : territoire d’innovation méthodologique, qui a eu lieu à Montréal en mars 20141. Le thème est plus que jamais actuel et porte essentiellement sur les méthodologies de la recherche-création et les relations entre pratique artistique et recherche. De nombreux artistes et chercheurs provenant de différents domaines des sciences humaines y sont présents.

Cet événement ne constitue pas une initiative isolée, il s’insère au contraire dans une réflexion commune au sein des pratiques artistiques canadiennes. Natalie Loveless et Gavin Renwick d’Alberta, dirigent d’ailleurs un groupe de recherche sur la recherche-création. Ils y ont organisé le symposium Researching Research-Creation en février 2014 et le workshop Knowings and Knots: Methodologies and Ecologies in Research-Creation en mars 2014. Le but principal de ces activités est résumé dans le texte de présentation de l’événement:

What modes of knowing are facilitated by the complex intersections of art and research? This question has increasingly found itself at the center of contemporary discourse in the arts, with numerous books, exhibitions, articles and journals devoted to it. Attentive to this "turn", the research-creation working group aims to galvanize the critical discourse of research-creation at the University of Alberta and strengthen links with universities across Canada and abroad. […] This interdisciplinary think-tank builds on recent scholarship in the critical discourse of research-creation to examine the multiple dimensions of artistic research as it is conceptualized in the Canadian university today.  In particular, we ask how the critical-discourse of research-creation might benefit from insights in the interdisciplinary humanities, the digital humanities, feminism and post-colonial discourses.  We ask not only how research-creation is conceived and actualized by practitioners in these fields, but also how research-creation prompts critical new directions in the academy today.

Encore, en novembre 2015, une conférence de grande envergure se tiendra à Montréal sous le titre Re-Create 2015 avec en sous-titre: Théories, méthodes et pratiques de recherche-création dans l’histoire des arts, des sciences et des technologies médiatiques. Cet événement soulève une interrogation centrale : d’un point de vue historique et critique, quelles théories, méthodologies et techniques peut-on utiliser pour comprendre les paradigmes passés, présents et futurs de la pratique créative matérielle employant les technologies dans des contextes de recherche ? 

Un fil rouge parcourt les thématiques et les interrogations des trois présentations : comment approcher la recherche-création d’un point de vue universitaire et comment l’encadrer dans des programmes d’études et des champs disciplinaires déjà existants? Comment en créer des nouveaux qui englobent à la fois une partie interprétative et théorique et une partie expérimentale et pratique? Quelle méthodologie proposer pour articuler une recherche qui ne passe pas seulement par le langage et l’écrit? Pour répondre à de telles questions, il faut d’abord se demander :

 

Qu’est-ce que la recherche-création?

Des chercheurs, artistes et experts se penchent sur la question, en essayant d’éclaircir une pratique qui est désormais rentrée dans le vocabulaire universitaire, mais qui soulève encore des questionnements, notamment en relation à sa méthodologie. Comme le souligne l’appel à communication de Re-Create 2015 « Au Québec puis au Canada à la fin des années 1990, le concept de "recherche-création" a mis de l’avant un modèle intégré de théorie et de pratique ainsi que d’expérimentation et de création reliant les disciplines interprétatives (sciences humaines) et créatives (arts et design) ».

Dans un texte intitulé « Against Method »2, Erin Manning, explique que le Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH) a établi la recherche-création comme catégorie de subvention à partir de 20033.

 



Erin Manning (Concordia University) - Against Method

 

Le système universitaire faisait alors face à l’émergence de pratiques artistiques qui ne rentraient pas dans la définition courante de recherche, mais qui faisaient quand même partie du cursus universitaire. Comment inclure des artistes ou des praticiens, qui ne détiennent pas de doctorat, dans les demandes de subvention? Cela a été la question principale, de nature assez pragmatique, à laquelle la terminologie de recherche-création a essayé de donner une réponse, explique Manning. C’était donc, premièrement, une exigence bureaucratique et fonctionnelle. Plus de dix ans après, la recherche-création est de plus en plus répandue dans des domaines différents, allant des études et pratiques des arts à la littérature, du cinéma au design. Comme le souligne justement Serge Cardinal, la recherche-création fait désormais partie du processus de subvention.

 



Méthodologies recherche-création colloque 19.03.2014

 

Les formulaires de financement du Fonds de recherche du Québec sur la société et la culture (FRQSC) affichent la phrase suivante: « une démarche de recherche-création repose sur une réflexion intrinsèque à l’élaboration ou à la réalisation d’une œuvre ». Ainsi, Cardinal propose de reformuler cette phrase de la manière suivante : « une démarche de recherche-création repose sur une problématisation rendue possible par la singularité d’une pratique artistique »4. La pratique artistique même devient alors le milieu qui fait émerger une problématique reliée à une démarche de recherche-création, la « réflexion » ne constitue plus la première et principale étape. Ce changement sémantique relève d’une question pragmatique qui touche la caractéristique propre à la recherche-création, c’est-à-dire la relation entre théorie et pratique.

Pour repenser cette relation, revenons au texte d’Erin Manning. Le titre choisi par l’auteure, « Against Method », souligne la volonté d’aller à l’encontre de l’établissement d’une méthodologie propre à la recherche-création pour proposer une perspective différente. Appuyant son argument sur la philosophie d’Alfred North Whitehead, Henri Bergson et William James, Manning propose alors de repenser la binarité entre théorie et pratique en se penchant sur la production du savoir qui émerge de la pratique même. Selon l’auteure, c’est dans ce que Whitehead appelle la « bifurcation de la nature », voire la séparation entre action et pensée, entre matière et perception, que s’ancre la question méthodologique en recherche-création.

New forms of knowledge require new forms of evaluation, and even more so, new ways of valuing the work we do. In the case of research-creation, which inevitably involves a transversal engagement with different disciplines, this incites a rethinking of how artistic practice reopens the question of what these disciplines – anthropology, philosophy, art history, cinema, communications, biology, physics, engineering – can do (2014: 53).

La solution pour réarticuler cette relation réside alors pour Manning dans l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité. C’est dans l’écologie que réside la clé pour approcher au mieux la recherche-création, plutôt que l’enfermer dans des cadres méthodologiques. L’écologie renvoie à un écosystème de relations mutuelles et réciproques dans lequel il n’existe pas de séparation nette entre la matière, la formation et la production de la pensée.

 

Vers une transdisciplinarité et une écologie du savoir

Concevoir la recherche-création comme une ressource et un outil, plutôt que chercher à établir des définitions ou des méthodologies, permet de repenser les approches en sciences humaines. La « disciplinarité » limite souvent des rencontres productives et fructueuses parmi des perspectives différentes. La recherche-création, et la réflexion que cette pratique rend possible, favorise au contraire les croisements entre champs disciplinaires ainsi que la relation entre la pensée, le langage, l’écriture, la pratique et le corps.

Le titre du think-tank de l’Université de l’Alberta, « Methodologies and Ecologies », semble alors répondre à l’exigence de ne pas délimiter une pratique dans des cadres méthodologiques. Plutôt que de concevoir une méthode, ne serait-il alors plus productif de repenser les différentes disciplines dans une écologie du savoir ?

J’emprunterai le concept d’« écologie des pratiques », qu’Isabelle Stengers a forgé suite à un long et riche travail transdisciplinaire5. La philosophe a longtemps travaillé à la croisée des champs de recherche entre les sciences humaines et les sciences pures. Son concept d’« écologie des pratiques » réfère non seulement à une ouverture vers les échanges mutuels et durables entre les pratiques des différentes disciplines, mais également à la relation qui s’instaure entre pensée et matière. La matière n’est plus concevable comme quelque chose d’extérieur à la pensée, mais au contraire comme un élément actif dans la formation de l’expérience : « Nous devons renoncer à la tentation de concevoir une nature soumise, manipulable, assimilable à une matière première à laquelle nous serions libres d’imposer l'organisation de notre choix » (1997, 61).

Pouvons-nous reconsidérer la recherche-création dans une perspective écologique? Un tel point de vue est susceptible de dépasser la conception d’une matière inerte et la « bifurcation de la nature » que décrit Erin Manning, suivant Whitehead :

The tendency to separate out the concept of matter from its perception, or to make a constitutive difference between “nature apprehended in awareness and the nature which is the cause of awareness” leads to a splintering of experience. What emerges is an account of experience that separates out the human subject from the ecologies of encounter (Manning 2014, 56).

 

La méthode papillon

La Monarca Mobile, hybride homme-machine-papillon, est le fruit d’une « écologie de la rencontre ». Les deux artistes se sont inspirés d’une rencontre au-delà de l’humain qui a rendu possible leur pratique en faisant émerger une méthodologie : la « méthode du papillon ».

La nuée des monarques ou le V des oies en vol, symboles célestes, évoquent le flou et la bifurcation du possible, et nous rappellent que c’est notre destin terrestre que de devoir s’imaginer le ciel, et la pluralité des mondes.

De retour dans son atelier de Montréal, le passe-frontière se fait automaticien de récupération. Ventilateurs, cylindres de cristal, lampes halogènes et microfilament prêtent mouvement et illumination aux plumes, aux ailes et à la feuille ultime. Dans l’obscurité de la galerie, des hybrides apparaissent, demi-vivants qui défient l’inertie mortelle de leur matière6.

L’essaim des papillons ou le vol en V des oies représentent alors pour les artistes une bifurcation, non plus de la nature, mais plutôt du « possible » : la possibilité d’une rencontre et l’émergence d’une pratique collective. L’essaim, ou « swarm » en anglais, a été décrit et étudié comme une technique collective favorisant le changement, l’imprévisibilité et les nouvelles possibilités. Dans un article intitulé « Zootechnologies: Swarming as a Cultural Technique », Sebastian Vehlken relie les pratiques collectives d’essaim aux processus socio-technologiques actuels et aux courants théoriques post-humanistes.

Swarming, as a sort of ‘network 2.0’, has come to be used as a celebrated catchword – for political demonstrations arranged by means of mobile media, for the type of communication that takes place in online collectives, and for the organization and availability of information or ‘knowledge’7.

Les croisements transdisciplinaires parmi des champs différents, comme les sciences humaines, les pratiques artistiques, les zootechniques, les nouvelles technologies, l’éthologie et les études des comportements animaux, dans ce cas, deviennent évidents. Des recherches récentes en Animal Studies, démontrent aussi les implications politiques d’une perspective qui étudie l’humain du point de vue animal (Massumi 2014). Une telle approche interdisciplinaire déplace en fait l’attention de l’anthropocentrisme vers ce que Brian Massumi décrit comme une « inclusion mutuelle » (mutual inclusion) pouvant mener à une « transformation transindividuelle » (2014, 5). Une conception écologique qui replace les humains dans le monde animal, et en général les êtres dans un environnement actif et vivant, met l’accent aussi sur la responsabilité individuelle et collective face aux changements climatiques et à l’urbanisation croissante.

Les papillons monarques sont malheureusement en voie de disparition8 et, avec eux, disparait une tradition holistique qui voyait dans leur déplacement une migration des âmes. J’aimerai alors conclure ce texte avec les mots des deux artistes et la migration des papillons-âmes :
Selon une croyance des Indiens Purhépecha de la région [Michoacàn], les monarques sont les âmes des morts revenus honorer la pensée des vivants pour eux. Suivre le Vector monarca, c’est donc suivre une monumentale migration des âmes9.

Si la recherche-création reste encore un terrain débattu, elle ouvre des perspectives intéressantes en relation à l’interdisciplinarité et au rôle des sciences humaines face à des questions très actuelles et parfois reléguées dans le domaine des sciences pures.

 

NOTES

1 La rencontre a été organisée par Jean Dubois, Pierre Gosselin, Louise Poissant, Monique Régimbald-Zeiber et Gisèle Trudel.
2 Manning, Erin. 2014. « Against Method ». In Non-Representational Methodologies: Re-Envisioning Research, sous la dir. de Phillip Vannini, Routledge.
3 « The Canadian agency for government funding for the Social Sciences and Humanities (SSHRC) implemented research-creation as a funding category in 2003. Since then, it has continued to honour its commitment to artists, now making it possible to apply for any large grant with a research-creation project. This has on the one hand been very productive for artists within the academy, but it has also segregated forms of knowledge – “research” – to specific categories, foregrounding methodological knowledge on the one hand, and industry-oriented knowledge-transfer on the other. What it hasn’t been able to engage is the kind of speculative knowledge art is best at producing » (2014: 52).
4 (http://www.methodologiesrecherchecreation.uqam.ca/?page_id=565)
5 Voir par exemple le travail que Stengers a mené avec Ilya Prigogine : Prigogine, Ilya et Isabelle Stengers. 1984. Order out of chaos: Man's new dialogue with nature. Toronto : Bantam Books. Ainsi que : Stengers, Isabelle. 1997. Cosmopolitiques. Paris: La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond.
6 http://www.vectormonarca.com/fr/documents/La_Methode_Papillon_Art_mur.pdf.
7 Vehlken, Sebastian. 2013. « Zootechnologies: Swarming as a Cultural Technique ». Theory, Culture and Society, 30(6) 110–131.
8 http://www.ledevoir.com/environnement/actualites-sur-l-environnement/398532/des-colonies-de-papillons-monarques-au-bord-de-l-extinction
9 http://www.vectormonarca.com/fr/index.php

 

RÉFÉRENCES

Erin Manning, 2014, « Against Method ». In Non-Representational Methodologies: Re-Envisioning Research, sous la dir. de Phillip Vannini, Routledge.

Brian Massumi,  2014, What Animals Teach Us about Politics. Durham : Duke University Press.

Isabelle Stengers, 1997, Cosmopolitiques. Paris : La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond.

Alexandre Shields,  2014, « Disparition appréhendée des papillons monarques au Québec ». Le Devoir, 30 janvier.
(http://www.ledevoir.com/environnement/actualites-sur-l-environnement/398532/des-colonies-de-papillons-monarques-au-bord-de-l-extinction).

Sebastian Vehlken, 2013, « Zootechnologies : Swarming as a Cultural Technique ». Theory, Culture and Society, 30(6) 110–131.  

 

NOTICE BIOGRAPHIQUE

Eleonora Diamanti est chercheure postdoctorale à l’Institute for the Public Life of Arts and Ideaset l’École d’architecture à l’Université McGill. Elle détient un doctorat en sémiologie de l’Université du Québec à Montréal. Ses intérêts de recherche portent sur la culture urbaine, la festivalisation et l’esthétisation de l’espace public, les approches sémiotique et écologique aux pratiques de l’espace, ainsi qu’à la recherche-création et l’art médiatique.

 

 

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