Fragments archéologiques |
Louise Boisclair |
Sous forme d’extraits de journal de bord, les écrits suivants exposent divers temps forts des étapes préparatoires théoriques, technologiques et pratiques. Cette posture phénoménologique d’écriture à la première personne s’apparente à l’approche favorisée par Claire Petitmengin dans un article intitulé « L’énaction comme expérience vécue ». Elle s’interroge sur la pertinence du point de vue en « première personne » en regard de la théorie de l’énaction de Varela (2006, 29-30). Pour Petitmengin, il ne fait aucun doute que la nouvelle génération de chercheurs gagnera à lever « l’interdit qui empêchait jusqu’à présent le chercheur de faire référence à l’expérience vécue, et à former une nouvelle génération de chercheurs experts dans les techniques d’investigation en première personne » (p. 92).
Autour de concepts leibniziens par Gilles Deleuze
• Échange Skype, le 31 mars 2012.
Pour Deleuze : « le vinculum traite ses variables dans un effet de foule et non dans leur Individualité : d’où le passage de l’optique à l’acoustique, ou du miroir individuel à l’écho collectif, les effets de murmure et de grouillement renvoyant à ce nouveau registre acoustique » (p. 150-151). Cet effet de foule qui subsume l’individualité annonce non seulement le croisement des techniques reliées à la sensori-motricité et à la perception, mais la contamination positive des individualités dans un registre collectif. En outre Deleuze relève d’autres caractéristiques du vinculum sur le plan métaphysique : « N’opérant que sur les âmes, le vinculum opère donc pourtant un va-et-vient de l’âme au corps et des corps aux âmes (d’où les empiètements perpétuels des deux étages) » (p. 162-163). Ces deux étages évoquent métaphoriquement la rencontre de l’individuel et du collectif. D’un point de vue architectural, le dôme domine le bâtiment auquel on accède par un escalier reliant les trois étages. Le groupe poursuit la discussion beaucoup plus substantielle que ces brèves évocations. • Le lendemain, j’inscris ceci au babillard électronique: Curieusement la discussion, qui entremêle divers niveaux plus personnels, permet d’élargir les horizons de l’espace créatif. Alors que je ne me sentais pas encore connectée à la démarche, paradoxalement les efforts personnels et collectifs pour tirer des lignes de sens créent un sentiment global de relation qui succède à mon état précédent de non-relation. Cet état de situation trouve un écho intéressant et éclairant dans cette affirmation de Massumi : « The paradox of relation can be summed in the term relation-of-nonrelation. Elements contributing to an occurrence come into relation when they come into effect, and they come into effect in excess overthemselves » (2011, p. 20). Ainsi l’énergie véhiculée par le choc des idées occasionne un certain excès, qui suscite une reconfiguration des éléments, entraîne des avancées du sens et, à des instants précis, des résonances fécondes. Ces saillances, qui flottent dans l’entre-deux un certain temps, se fraient une entrée vers notre prégnance, telle une affordance échelonnée sur des mois. La lecture suivante en vue de la prochaine discussion poussera l’exploration plus loin.
Discussion autour de concepts foucaldiens par Gilles Deleuze
Into the Midst | Immersion ≈ Emergent, safe/cold, single channel video, 45sec. By Hannah Buck (2012). Video courtesy of the Artist
• Échange Skype, le 14 avril 2012. Que signifie le dedans? Que signifie le dehors? Comment les définir, les distinguer et les relier? Le dehors existe par rapport à quel dedans et vice versa? En outre, qu’est-ce qui est intérieur, qu’est-ce qui est extérieur? Dans cette perspective, le vinculum ne correspond-il pas à une interface? On tente tant bien que mal, en tout cas pour ma part, d’articuler la dualité intérieur-extérieur. Peut-être pouvons-nous procéder avec les énoncés et les visibilités, comme le suggère Foucault. Articuler des points de passage entre parler et voir. Articuler des stratégies et des strates. Suivre la progression des forces dans l’aperception des formes. Les voir apparaître et disparaître ou se dissoudre. Que propose Deleuze? • Le 15 avril, j’inscris sur le babillard ce qui suit dans un anglais approximatif: Pour entrer dans l’entité matérielle et architecturale du dôme, il suffit d’écarter une draperie noire. Dès lors on est physiquement « dedans » cet espace, c’est-à-dire à l’intérieur d’un lieu semi-sphérique concave, d’environ 13 m de hauteur et 18 m de diamètre, où huit projecteurs et 157 haut-parleurs servent d’interfaces. Ce qui constitue le « dehors » englobe le reste du bâtiment, se prolonge dans le quartier environnant, l’ancien «Red Light» devenu le Quartier des spectacles. Il se rendra même jusqu’au SenseLab à l’université Concordia, en passant par le gymnase et divers endroits où de petits groupes cuisineront, crochèteront et teindront la corde, où l’on enregistrera le son, captera l’image et orchestrera la production. D’autres discussions par Skype auront lieu à une fréquence de deux par mois, de plus en plus orientées vers les besoins matériels et logistiques. Déjà en janvier, un atelier sur le logiciel Spin est offert par la SAT pour nous familiariser avec les principaux paramètres technologiques à maîtriser par les plus technologues d’entre nous. Enfin, les chercheurs, artistes et spécialistes de partout au monde rejoignent ceux qui habitent Montréal.
Préparatifs pratiques
Into the Midst | Immersion ≈ Emergent arm/crane, single channel video, 1min. By Hannah Buck (2012). Video courtesy of the Artist
• Au SenseLab, Université Concordia, le mardi 16 octobre : première rencontre « officielle ».
Par la suite on crochète et enregistre son et image à la SAT, à l’intérieur, à l’extérieur, dans les environs ou dans des extensions spatiales dans la ville. Ces microévénements deviendront les matériaux constitutifs de l’événement public du 22. En définitive, la session de crochet de ce mardi matin inaugure les conditions favorisant l’émergence de l’immersion. Ainsi la nidification prend forme alors qu’une toile crochetée et des supports mobiles ou architecturaux servent de substrat concret et métaphorique. Des captations visuelles, sonores et gustatives s’enchaînent au mouvement libre ou improvisé, filtré par l’appareillage technologique. Les bulles vivantes se frôlent, se frottent, se touchent. Elles se contactent ou se fuient, s’éloignent ou se retrouvent, avant de se perdre à nouveau.
Les derniers préparatifs
'Into the Midst' at SAT : fall/move, single channel video, 1min 25sec. By Hannah Buck (2012). Video courtesy of the Artist
• À la SAT, le jeudi 18 (extraits). Je cours, j’ac/cours, IM/MER/SION É/MER/GEN/TE, É/MER/GEN/CE IM/MER/SI/VE. Je cherche et je trouve à l’intérieur, à l’extérieur. Je cours, j’accours, bis, bis. Totalement immergée dans l’improvisation, je scande les syllabes, en passant d’une octave à l’autre. Ça y est : déjà fini! C’est le tour des autres. Plus tard, Andrew m’explique. En somme, le traitement sonore qu’il effectuera avec les « patchs » permettra de redistribuer de façon aléatoire les extraits sonores reséquencés. Ils alimentent la performance visuelle et corporelle à l’intérieur du dôme. • Vers 11 h 45 : mise en commun avec Erin, à la SAT.
Durant le lunch, Mahasti me demande de dessiner un mandala : serait-il possible d’écrire les noms de tous les participants? J’exécute un croquis avec les prénoms entrelacés à l’intérieur d’un cercle. Je comprendrai plus tard, que l’écriture multiple et diversifiée dans ce cercle anticipait à sa manière l’entièreté de l’événement en progrès. Une heure plus tard de retour au dôme, je commence un enchaînement de tai chi auquel Émily se joint. Nous apercevons l’ombre de nos mouvements sur les parois. Plus tard cet après-midi, quelques-uns d’entre nous assistent au cours d’Erin à Concordia sur la lecture du “Corps sans organes” de Deleuze et Guattari (1980). C’est alors que la gestalt de l’écriture événementielle surgit. L’écriture est non seulement le média que j’utilise pour tenter de rendre l’expérience de cette recherche-création, elle est le liant générique qui relie le pictural, le scripturaire et le calligraphique, ainsi que le chorégraphique, le sonore et le gustatif, autant d’aspects sensoriels mobilisés par les microévénements et médiatisés par l’appareillage numérique. Quel serait le corps sans organes de la recherche-création du SATdôme? • À la SAT, le vendredi 19, en avant-midi. • En après-midi. Pour boucler les deux jours, nous allons boire et manger. Le lendemain a lieu une rencontre de préproduction. Le dimanche, nous nous retrouvons chez Marie-Pier pour un repas communautaire où Andrew poursuit ses enregistrements sonores. Nous avons tous hâte au lendemain, certains plus appréhensifs que d’autres, pour voir et vivre ce qui émergera de l’événement public.
L’Événement « Ceci n’est pas un spectacle », 22 octobre 2012, de 17 h à 19 h.• Durant la journée du 22 octobre 2012
Dôme, 22 octobre 2012, photo Nathaniel Stern
Peu à peu les visiteurs montent le majestueux escalier, à l’affût de ce qui n’est pas un spectacle. Certains de nous vont à la quête de visiteurs dans le quartier. Dans le hall au troisième étage, les invités trouvent des petites bouchées à savourer, rouges également. Une fois la draperie écartée, ils s’immergent dans le dôme, curieux et intrigués de l’animation audiovisuelle, sculpturale et chorégraphique en cours. On dirait tout à la fois une installation, une performance, un happening. Là une toile d’araignée crochetée sert de canevas relationnel, attractif des corps en déplacement et en quête de sens. Dessus, à gauche, à droite, tout autour, les images évoluent de concert avec les séquences sonores. Plus ou moins de clarté ressort du chromatisme diffusé sur le vinculum: le clair-obscur jaillissant et changeant nous englobe. La polyécriture du corps sans organes s’exécute. Certains visiteurs entrent dans le mouvement collectif. D’autres s’assoient ou s’étendent sur les boudins près des parois ou au centre, selon leur inclinaison. De la succession de microévénements, le macroévénement émergent nous rassemble. Grâce aux experts, la technique fonctionne, les corps se meuvent dans l’espace au rythme des sons et des images. Je cours, j’ac/cours, IM/MER/SION É/MER/GEN/TE, É/MER/GEN/CE IM/MER/SI/VE. Certaines images mouvement attirent notre regard vers la haute portion de la semi-sphère ou au contraire troublent ou bouchent notre vision. Notre perception est tour à tour, éclaircie, assombrie, interpellée par la cinétique paradoxale. À un moment, au sol la tête sur un boudin pour contempler les images, quelqu’un demande : how do you like it? C’est Annette. Je suis vraiment happée par la contemplation du dessus, de cette concavité animée de sons et d’images qui se rapprochent et s’éloignent, s’enchaînent dans une succession d’apparition-disparition. Le dôme devient une sorte de mandala humain-machinique aux parois d’ombres et de lumières, gorgées de formes et de figures. L’écriture multiforme nous encercle dans un espace habité en constante mouvance. Tout un vocabulaire relationnel et interactionnel s’improvise et s’élabore dans l’entièreté du corps sans organes, sous nos yeux et dans nos oreilles, au bout de nos doigts et à travers nos papilles. Brian et d’autres à sa suite se promènent lentement avec le projecteur à piles portatives, qui diffuse sur le sol des extraits de « Architectural Body » d’Arakawa et Gins (traduits en plusieurs langues par les abeilles du SenseLab). Après-coup, le 14 janvier 2013INFLEXIONS, Into the Midst, a SenseLab event, 2012. Au bout du compte, les forces déployées par tous les participants durant les préparatifs ont contribué à l’événement collectif public. Même si l’attention portait davantage sur l’aspect processuel, il n’en demeure pas moins que l’événement public a servi de vecteur d’effort et d’énergie et d’attracteur de résultats insoupçonnés. Depuis, au risque de les mésinterpréter, je métabolise davantage les notions conceptuelles au sein de l’expérience créative, lors de l’actualisation des ramifications virtuelles. La compréhension des notions s’enracine dans l’engagement corporel et l’interprétation bénéficie de résonances provenant de divers « sites d’atterrissage » (Arakawa et Gins, 2002) avec lesquels j’entre en contact ou je vois d’autres entrer en contact. Ces saillances dans l’entre-deux se fraient une entrée vers notre prégnance, telle une affordance échelonnée dans le devenir. Ainsi, les verbes écouter et sentir, projeter et toucher, voir et goûter renouvellent leur force évocative. Écouter pour moduler, saisir, interpréter. Sentir pour capter, bouger, évaluer. Projeter pour imaginer, planifier, manifester. Toucher, pour contacter, atteindre, signifier. Chacun des microévénements constitutifs du mégadôme et de l’événement du 22 octobre à la SAT a nourri notre perception de façon singulière, en l’élargissant sous son seuil habituel. De nouveaux comportements perceptuels ont émergé de cette immersion appareillée. Ainsi chaque image réalisée provient d’un processus croisé multiple. Chaque son entendu traduit une intensité réverbérée sur des surfaces polyvalentes. Chaque saveur dégustée porte les propriétés du règne végétal, minéral ou animal et de leurs vibrations chromatiques. Qui plus est, leur traduction en mots, telle une synesthésie signifiante, ajoute une couche de sédimentation à la quête de signification. En somme, le dôme attire et contient des manifestations vibratoires des corps avec ou sans organes (Deleuze et Guattari). Par la médiation technologique, il figure et forme des entités qui composent un récit inédit, dont la description demeure difficile. À son contact, le Je singulier et collectif se fragilise, tandis que la perception se complexifie et s’aiguise. De l’événement culminant du 22 octobre émerge un jeu de forces aux ramifications multiples. La technologie, grâce aux experts et aux discussions préparatoires qui ont permis de l’infléchir, se met au service d’un corps perceptif augmenté le temps d’une création collective, suivie après-coup de re-création singulière. Montréal, 14 janvier-25 mars 2013.
RÉFÉRENCESArakawa, Shūsaku and Madeline Gins. 2002. Architectural Body. Tuscaloosa: Alabama University Press. 102 p.
NOTICE BIOGRAPHIQUE Auteure-chercheure, Louise Boisclair a publié de nombreux articles pour Archée, Figures de l’art, INTER art actuel, Le Magazine du CIAC, Nouveaux Actes Sémiotiques, Vie des Arts et Parcours. Artiste à ses heures, outre ses travaux plastiques (peinture gestuelle et mandala) et littéraires (texte court, poésie, essai), elle a créé et réalisé une cinquantaine de vidéos dont quatre primés, le film d’art expérimental Variations sur le hook up, le mémoire-création Variations sur le dépassement et L’écho du processus de création, et le prototype du conte visuel interactif, Variations sur Menamor et Coma et Vitrine Cosmos. Elle détient un ph.d. en sémiotique, dont sa thèse s’intitule « La traversée de l’installation interactive : une expérience perceptuelle du geste interfacé. » Elle est membre du groupe Performativité et effets de présence et participe aux rencontres du SenseLab. Ses travaux de recherche portent actuellement sur le rôle de l’affect dans l’expérience esthétique interactive. Elle s’intéresse également à l’écriture expérientielle comme méthodologie de connaissance du corps en acte, notamment en art actuel.
SITE(S) CONNEXE(S) Into the Midst | Immersion ≈ Emergent, Videos and Images from the Event, All videos courtesy of Hannah Buck http://senselab.ca/wp2/category/events-2/dome-project/ INFLEXIONS, Into the Midst, a SenseLab event SenseLab, a laboratory for thought in motion
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