Les plis de la composition : Conversation avec Myriam Gourfink et Kasper T. Toeplitz |
Enrico Pitozzi |
Partie 1
Myriam Gourfink, Contraindre (2004)
Chorégraphie: Myriam Gourfink / Musique: Kasper T.Toeplitz / Danseuses: Gwenaëlle Vauthier
De la compositionEnrico Pitozzi : Myriam Gourfink et Kasper T. Toeplitz partagent un processus de travail qui place au centre de leur pratique une notion déterminante : celle de composition. Aussi pour commencer cet entretien je partirai de cette question : pouvez-vous définir – dans votre pratique – que signifie composer ? Myriam Gourfink : Pour composer et écrire j’utilise des données et des processus abstraits. Myriam Gourfink, partition chorégraphique pour Contraindre (2003/4) →
Kasper T. Toeplitz : Composer c’est prévoir, composer c’est mettre en ordre les éléments. En musique, penser la composition et non pas le jeu signifie s’abstraire du temps réel pour passer dans un temps différé. J’ai longtemps pensé que faire de la musique c'est s'occuper, essentiellement, d'une gestion du temps. Parce qu’il est évident qu'il ne s'agit pas d'un agencement de sons – ceux-ci n'étant que ce qui donne matière, ou existence, à la musique, ce qui permet de la donner à percevoir, son corps en quelque sorte, mais pas son élément essentiel. Donc je ne pense pas que la composition soit faite pour regarder dans la matière du son. Le son n'est que le produit dérivé de la musique, il n'est que son corollaire – un peu comme le CO2 est la conséquence (inévitable) d'une agriculture intensive, ou l'abattage des animaux une question liée sine qua non à la consommation de viande. Alors, bien évidemment, faisant de la musique, je m'intéresse au son, bien obligé, mais moi ce que je fais, c'est de la musique et non pas du son – et nulle trace de « sons trouvé », de « field recording » ni même de musique concrète dans ma production musicale ; le son a un rôle, mais c’est un élément parmi d’autres. Kasper T. Toeplitz, partition musicale pour Déperdition →
Myriam, dans vos travaux chorégraphiques – je pense à l’écarlate (2000), mais aussi à This is my house (2006) – vous avez développé une modalité d’écriture chorégraphique qui a permis de redéfinir, avec l’apport fondamental de LOL – les règles de composition du mouvement. Pouvez-vous parler de LOL et de ses caractéristiques ? M.G. : Nous avons développé LOL, un logiciel d’aide à la composition chorégraphique créé par l’informaticien de l’IRCAM Frédéric Voisin avec mon expertise, celle du compositeur Kasper T. Toeplitz et l’aide de la notatrice Laurence Marthouret. J’ai utilisé LOL de 1999 à 2002 pour Taire, Too generate, L’écarlate, et Rare. …une forme d’abstraction de l’anatomie… …oui, dans LOL le corps est défini comme une entité abstraite. LOL identifie les parties nécessaires à l’investigation chorégraphique. Un corps peut donc n’être constitué que de deux jambes par exemple si un processus envisagé n’implique que ces parties du corps, ou pourrait être constitué de trois bras. C’est un paradoxe, mais pour moi cela signifie que le corps est pensé comme un espace imaginaire en mouvement. Et pour moi la danse c’est ça, c’est projeter un espace imaginaire en mouvement. Cette opération est facilitée avec LOL. Donc LOL fait éclater le système Laban : par exemple, avec LOL, je peux faire varier la division de l’espace autour du danseur à l’infini, le diviser en sept ou en treize, ou en onze parties inégales, et cela n’est pas envisageable avec la Labanotation. Cette possibilité change la perception du performeur par rapport à l’espace. Selon les indications fournies, la perception kinesthésique sera complètement différente. Ceci parce que, pour moi, la danse c’est une relation constante entre deux dimensions : la réalité et un ailleurs qui la modifie sans cesse. Je suis attirée par cette relation avec l’imaginaire. En prolongeant cette réflexion autour de la notation, je trouve qu’il y a, au niveau de la composition du mouvement – je pense ici à Le temps tiraillés (2009) jusqu’arriver à Une lente mastication (2012) – un travail sur le déplacement du poids et sur la gravité dans la production du geste. Pouvez-vous en parler ? M.G. : L’étude des lois qui régissent les mouvements du corps est à l’origine du développement de la Cinétographie Laban. On ne peut pas écrire le mouvement et composer avec si on n’a pas une intelligence du mouvement, une imagination qui a développé la compétence de concevoir, de visualiser un espace dynamique. L’étude des mouvements du corps en relation avec les forces gravitationnelles est à mon avis l’enjeu de la danse moderne au siècle dernier, elle est fondamentale. Myriam Gourfink, Une lente mastication (2012)
Chorégraphie: Myriam Gourfink / Musique: Kasper T.Toeplitz / Danseuses: Clément Aubert, Clémence Coconnier, Céline Debyser, Carole Garriga, Kevin Jean, Deborah Lary, Julie Salgues, Françoise Rognerud, Nina Santes, Véronique Weil.
Une logique développée au niveau moléculaireLa vision moléculaire du mouvement déclinée par Myriam, je la retrouve aussi en ce qui est de votre partition musicale, dans sa structuration par stratification de fréquences. Pouvez-vous pousser plus loin votre vision de la musique comme ensemble de particules, en citant votre travail avec Myriam, Bestiole (2012) ou Abois(2013) pour exemple? K.T.T. : Effectivement Bestiole est un bon exemple ; une partie de la musique de ce spectacle, ainsi qu’une couche sonore d’Abois, ont-ils une origine musicale assez proche, c'est comme avoir écrit deux pièces d’une orchestration similaire, elles reprennent un peu les mêmes contraintes et les mêmes aspects structurels. Donc il y a effectivement dans les deux pièces une couche, une partie de la musique, qui est organisée par une stratification de fréquences, sur une molécularité – techniquement, c'est réalisé avec des amas de sons formés de petits grains… Toutefois ce n’est pas le son des petits grains qui m’intéresse, c’est plutôt la rencontre du lisse et du rugueux, ou comment créer du continu par un ensemble de petites choses distinctes ; comme regarder le sable ou un rocher, donc du discontinu et du solide… C’est une continuité, une plage de sable fin, une stratification qui arrive à une dune de sable, donc à un élément unique, comme un montage, mais formé d'un amas de discontinuités : le sable dans son ensemble devient une entité très douce alors que chaque grain, séparément, peut être coupant…C’est exactement l’idée des couches bruiteuses de ces deux compositions. C’est comment rendre lisse l’accidenté. Myriam Gourfink, Bestiole (2012)
Chorégraphie: Myriam Gourfink / Musique: Kasper T. Toeplitz / Danseuses: Clémence Coconnier, Céline Debyser, Carole Garriga, Déborah Lary, Françoise Rognerud, Julie Salgues, Véronique Weil
Je reviens pour un instant à LOL sur la base de ce que Myriam a dit précédemment à propos du micromouvement. LOL est un logiciel, donc un instrument informatique. Comment les technologies ont-ils changé votre modalité de perception du mouvement ? Je vous pose cette question parce que je crois que les technologies sont des instruments étonnants pour étendre la perception du corps et, par ailleurs, donné des possibilités inédites au mouvement. M.G. : LOL a surtout changé ma perception de l’espace. Espace plus ténu, plus précis, espace imaginaire. LOL a été le vecteur de constructions imaginaires dans l’espace, des architectures imaginaires en mouvement, qui viennent soutenir le mouvement, qui le guide. Personnellement je pense que toute prise de conscience mentale invite au changement de perception, donc le fait de penser autrement l’espace, autrement le corps, invite forcément à le percevoir autrement. Penser et percevoir fonctionne ensemble. Kasper, vous êtes arrivé aux technologies seulement dans une deuxième phase de votre parcours à l’intérieur de l’univers des sonorités. Qu’est-ce que les dispositifs technologies ont changée dans votre vision du son? K.T.T. : Dans la vision du sonore, très peu, mais dans la façon de travailler et de penser, beaucoup : ne serais-ce que parce qu’on peut produire des sons qui n’existent pas dans le monde réel. Un son sinusoïde, un son totalement dépourvu d’harmoniques, n’existe pas dans le monde réel, bien qu'il y ait sans doute des choses qui lui soient très proches. Une sinusoïde c’est un son très simple, et je ne crois pas que dans la nature existent des sons ainsi simples, j’ai l’impression qu’on est tout de suite dans des choses beaucoup plus complexes. Kasper T. Toeplitz, Kernel (2007)
Le principe de résonance entre danse et musiqueMyriam, par rapport à ce que vous avez souligné auparavant, on peut parler d’un travail sur le corps que plutôt que privilégier la forme, il s’atteste sur les intensités du mouvement, sur ses variations infinitésimales comment dans Une lente mastication (2012). La lenteur, caractéristique primaire de votre pensée du mouvement, est la modalité pour rendre visible ces processus. M.G. : Ma danse ne recherche pas une esthétique graphique qui ferait bon effet; le mouvement est organique, il n’est pas efficace; je ne veux pas dans mes partitions préciser le placement du corps dans une forme repérable. Il n’y a pas de positionnement du corps et donc c’est pour cette raison qu’il n'y a plus une position mais une posture : en yoga, une posture est une forme qui se transforme graduellement, parce qu’elle est sculptée par les mouvements du souffle et par l’étirement des muscles, une posture se déforme constamment et infiniment millimètres après millimètres, vivre une posture c’est accepter d’être passages, d’être mutations d’un état vers d’autres états, c’est laisser tomber l’idée d’un but à atteindre, laisser tomber l’idée de la perfection, pour lui préférer l’inattendu, l’inconnu. En pensant cette danse j’essaye de prendre en considération toute la personne et la complexité de son organisation : les cellules, les tissus, la modalité de la respiration par rapport au poids, la qualité des mouvements articulaires, la tension d’un muscle ou son relâchement, la concentration, la perception etc. Dans Une lente mastication je donne des indications permettant aux danseurs de formuler pour eux mêmes ce qui motivera leur danse, formuler ce qu’ils veulent accomplir en dansant, je stimule leurs émotions, leurs désires, leurs sentiments. Souvent, dans mon travail, le mouvement est initié dans la zone de la sphère génitale, il y a, par exemple, beaucoup de contractions et dissociations des différentes zones du périnée, cela a pour effet de stimuler toute la musculature profonde, et surtout cela provoque le jaillissement et la circulation des sensations et des émotions… …une sorte de réorganisation interne des sensations du corps… …c’est l’exploration d’une géographie de perceptions extrêmement riches qui renvoient aux cinq sens, au goût, à l’odorat, à la vue, à l’ouïe et au toucher. Cette danse laisse tous ces aspects dialoguer entre eux, et si l’on désire être à l’écoute de cette complexité pour la saisir intérieurement, le temps se diffracte, et le mouvement s’effectue de façon continue. Pour reprendre les catégories rythmiques définies par la musique contemporaine en ce qui concerne le temps : le temps strié ne m’intéresse pas, j’aime le temps lisse, un temps sans interruption. Ce que je cherche, c’est la linéarité d’une tension continue et constante sans incident rythmique, sans évènement visible. J’aime travailler sur le temps continu, parce qu’au niveau de l’interprétation, c’est comme quelque chose de précieux que tu portes à l’intérieur de toi, tout le temps, et que tu ne veux pas briser. L’idée est d’essayer d’avoir conscience de tous les actes, de tous les états sur tout le déroulement de la pièce. Le temps continu est, à mon avis, le résultat d’une révolution intérieure, donc je ne dirais pas que la lenteur est la modalité qui rend visible ces processus, ni d’ailleurs que la lenteur est la caractéristique de ma pensée du mouvement, c’est tout le contraire, le ralentissement est le résultat visible de tout ce processus, c’est la partie émergée de l’iceberg. Il est d’ailleurs pour le danseur essentiel de venir différencier les intensités de cette révolution complexe à l’intérieur de sa personne en mouvement, pour venir goûter, immergé dans ce temps qu’il se donne, les variations de vitesses (qui parfois vécues de l’intérieur peuvent être d’une fulgurance extrême) de ce qu’on pourrait nommer vu de l’extérieur un ralentissement. Pouvez-vous parler ici des principes de compositions d’Aranéide (2013), de la particularité du dispositif ? M.G. : À force d’observer de l’extérieur cette danse hypnotique, qui donne à voir, même s’il est au sol, un corps qui se soulève comme s’il était en lévitation, lorsque la danseuse aérienne Clémence Coconnier m’a demandée de lui écrire un solo pour trapèze, j’ai pensé que pour amplifier cette sensation d’un corps porté par l’air ce serait une bonne idée. Myriam Gourfink, Aranéide (2013)
Chorégraphie: Myriam Gourfink / Musique: Kasper T.Toeplitz / Trapèze: Clémence Coconnier
Donc parlez-vous d’une sorte de modulation interne à la linéarité, plutôt qu’une dynamique? M.G. : Pas exactement, à l’intérieur les sensations kinesthésiques, les émotions, les sentiments circulent sans cesse, mais pas du tout de façon linéaire. Cela s’opère plutôt par bascule, on change d’état soudainement, on arrive comme dans un espace puis par culbute on arrive dans un autre espace. Intérieurement il n’y a pas une linéarité du discours, les sensations, les émotions ne s’ordonnent pas selon une dramaturgie préétablie, elles jaillissent, et c’est pour cela que je parle de révolution intérieure. Intérieurement il y a une dynamique énorme, qui donne à voir extérieurement des petites modulations du temps continu. Cette danse vise la non fixité, la fluidité interne, aussi plutôt que de formes je préfère parler de passages. L’écriture chorégraphique peut stimuler une respiration, demander de changer la direction ou le niveau d’un bras, inviter au transfert d’appui, mais le corps en mouvement ne peut pas être compris dans une écriture rigide et détaillée. La partition c’est plutôt une piste à laquelle l’interprète donne vit, cela reste très organique. Il peut y avoir des indications plus formelles, comme demander d’effectuer un geste avec une certaine amplitude, préciser la nature des tensions musculaires, mais toutes les indications expriment, comme en Laban d’ailleurs, des changements d’états . Comme en Laban à partir du moment où j’écris un signe je signifie une opération, un changement, je pense uniquement en terme d’espace dynamique. La petite différence c’est qu’en notation Laban la portée impose une écriture chronologique décrivant une suite d’évènements : on va déduire l’écriture d’un passage à partir de la connaissance du mouvement qui le précède. Mon écriture est discontinue, l’organisation de la portée est ouverte et propose aux danseurs d’organiser les évènements dans le temps selon leur vécu. Cette modularité a une résonance avec l’idée de « masse sonore » qui dessine un temps lisse, modulaire, dans le traitement de la musique. Si je pense à vos compositions avec la basse – Elemental II(2001), partition que Eliane Radigue a « écrit » pour vous – ou à votre composition pour Aranéide de Myriam, ces travaux me semblent organisés dans un temps continu dont je te demanderais de pousser plus loin la réflexion. K.T.T. : Je dirais que la musique est un travail sur le temps, sur la durée. L’écoute demande une durée, une immersion. Cela signifie induire le spectateur – exactement comme sur le plan du micromouvement – à s’immerger dans la densité des fréquences, naviguer dans le timbre, projeter l’oreille dans la musique, dans sa « masse sonore »? K.T.T. : La « masse sonore » c'est l’ensemble de la musique. Ce qui m’intéresse c’est la mise en situation de la musique, la mise en concordance : cela est un aspect central de mon travail musical. Le son mis en réaction avec d’autres sons est une façon de produire un discours musicale qui sort du sonore. L’élaboration d’une « masse sonore » a un corrélat direct avec plusieurs de travaux composés par Myriam : Corbeau (2007), Choisir le moment de la morsure (2010) en arrivant à l’expression radicale d’Aranéide, le corps est appui sur l’air et la densité du son amplifie cette impression… M.G. : …pour Corbeau, je voulais encore plus éviter d’employer un vocabulaire faisant référence à la forme, car je travaillais avec une danseuse de l’opéra de Paris – Gwenaëlle Vauthier –, et je souhaitais qu’elle laisse radicalement de côté son univers formel, pour comprendre vraiment ma façon d’envisager cette présence. Elle a dû apprendre une suite d’indications lui demandant par exemple : de contracter, dans un espace très proche d’elle, les segments de son corps, des centres articulaires vers la périphérie, et durant cette contraction construire une posture, puis relâcher de la périphérie vers le centre en laissant résonner le mouvement et en laissant les segments du corps se déplacer… Ou au contraire dans un espace très grand, très éloigné de son axe central, organiser le déplacement de ses segments corporels et leur contraction de la périphérie vers le centre, et pendant le relâchement du centre vers la périphérie, laisser faire la résonance du mouvement, en déplaçant les segments, le moins possible. Il y a donc 4 espaces circulaires, définis par rapport à l’axe central, un très proche, le second moyennement proche, le troisième assez éloigné, le dernier très éloigné. Il y a une qualité assez contractée, et l’autre un peu plus relâchée. Il y a la possibilité de contracter ou relâcher les segments du corps du centre articulaire vers la périphérie ou de la périphérie vers le centre. Il y a la possibilité d’indiquer que le mouvement s’effectue sur la contraction ou sur le relâchement. Si le mouvement s’effectue sur la contraction, il peut être soit continu, soit il est parfois arrêté, cet arrêt s’effectue par l’action de relâcher, ce n’est pas un arrêt formel (fixe), il peut résonner un peu dans l’espace, il est un maintien vivant. Myriam Gourfink, Corbeau (2007)
Chorégraphie: Myriam Gourfink / Musique: Kasper T.Toeplitz / Danseuses: Gwenaëlle Vauthier
K.T.T. : L’élaboration de ces trois chorégraphies-là n’était pas faite par Myriam en rapport avec la musique, parce que la musique n’existait pas a priori – les deux domaines, danse et musiques ayant été composés en même temps mais séparément. Myriam Gourfink, choisir le moment de la morsure (2010)
Chorégraphie: Myriam Gourfink / Musique: Kasper T.Toeplitz / Danseuses: Déborah Lary, Myriam Gourfink, Cindy Van Acker
|
HAUT DE LA PAGE | / | RETOUR � LA PAGE D'ACCUEIL |