« Damn It Feels Good to Be a Gangster », narrativité et interactivité dans Grand Theft Auto : San Andreas |
Samuel Archibald |
L’étude des jeux vidéo a été marquée depuis ses premiers balbutiements par un débat entre ludologie et narratologie 1. En proposant et en définissant le terme « ludologie », Gonzalo Frasca a affirmé la tendance formaliste que l’on devinait déjà dans les travaux du « père fondateur » Espen J. Aarseth : « En tant que discipline formaliste, [la ludologie] doit se concentrer sur la compréhension des structures et éléments du jeu — et plus particulièrement de ses règles — de même que sur la création de typologies et de modèles susceptibles d’expliquer la mécanique des jeux. » (Frasca, 2003b : 222. Nous traduisons) Un peu comme l’hypertexte a reposé, il y a quelques années, la question du texte, les jeux vidéo reposent à la pensée critique contemporaine la question du jeu. Je ne doute pas un instant que la réponse se trouve dans la ludologie, en tant que logique formelle. Les jeux vidéo posent cependant une autre question : celle de la place qu’ils sont susceptibles d’occuper à l’intérieur de disciplines déjà existantes, et plus spécifiquement, à l’intérieur du paradigme élargi de texte. Contrairement aux tenants de l’approche narratologique, je ne crois pas que les jeux vidéo constituent, de plain-pied, des récits, et il m’importe assez peu qu’ils en soient ou non. Ce qui m’intéresse, c’est la possibilité de les étudier et de les interpréter en tant que textes. Dans l’histoire longue du concept de texte, la constante la plus ancienne a consisté à faire de lui un objet tensionnel. À l’origine, le texte, objet de la philologie et de l’herméneutique, s’articule sur des tensions : tension entre la parole vivante et son inscription mécanisée, par exemple, ou entre la construction d’un tout du texte et l’interprétation de ses parties, dans l’idée de cercle herméneutique. En retenant cette constante, on peut observer comment le jeu vidéo Grand Theft Auto : San Andreas se construit en tant que texte sur plusieurs tensions, dont l’une m’intéressera plus particulièrement ici : celle qui s’y déploie entre narrativité et interactivité 2. Bienvenue à Los SantosEntre interactivité maximale et narrativité assuméeMon nom est CJ, car nous sommes plusieursUne tension sous-jacente : paidia et ludus
NOTE(S) 1 Ce conflit bien documenté, dans l’étude des jeux vidéo, oppose les narratologues, qui croient que les jeux vidéo peuvent être analysés en tant que récits et les ludologues, pour lesquels les jeux comportent avant tout des éléments de jouabilité dynamiques, beaucoup plus fondamentaux que leurs éléments narratifs résiduels, auxquels les narratologues porteraient selon eux une attention démesurée, peut-être par réflexe d’impérialisme théorique. Gonzalo Frasca a tenté de dépasser les enjeux de ce débat dans « Ludologists Love Stories, Too : Notes From a Debate That Never Took Place » (2003). 2 Nous emploierons le terme pour son caractère vaste et indéterminé, dénoncé par plusieurs (cf. Talin, 1994 ; Cameron, 1995 ; Juul, 2001 ; Aarseth, 1997 ; Manovich, 2001) et non en dépit de celui-ci. Notons cependant que nous l’utiliserons ici selon une acception très proche de celle que les ludologues attribuent généralement au mot « gameplay » , ou « jouabilité ». 3 Le gangsta rap a toujours été préoccupé plus par le quotidien — par la répétition de certains gestes et de certaines attitudes — que par la tragédie qui peut venir à tout moment le frapper. La chanson « Damn It Feels Good to Be a Gangster », des Geto Boys, qui prête son titre à cet article, en témoigne, de même que le classique « It Was a Good Day » de Ice Cube, qui joue souvent à la radio dans GTA : San Andreas et représente, à bien des égards, la bande sonore officieuse du jeu. 4 Il faut se garder ici, comme on l’a parfois fait dans l’histoire des jeux, de considérer ces deux logiques comme des catégories fixes, relevant de l’essence même de ces deux formes ; la dualité entre première et troisième personne, où la première encouragerait une jouabilité frénétique et une grande immersion et la seconde, une narrativité plus forte et une grande identification à l’avatar, est surdéterminée et relève en tout point d’une construction idéologique. Cela ne rend pas Half-Life et GTA : San Andreas moins intéressants, bien au contraire, parce qu’ils marquent tous deux un moment assez important dans l’histoire des jeux vidéos. Dans le cas de Half-Life, à travers son usage métafictionnel du mythe de la première personne, celui où les jeux en arrivent à intégrer à leur poétique un rapport a utoréflexif aux discours critiques produits sur eux (se mettant ainsi au diapason d’un grand pan des pratiques artistiques et littéraires contemporaines). Dans le cas de Grand Theft Auto : San Andreas, à travers sa remise en question radicale de principe d’identification supposément propre à la troisième personne, celui où les jeux sont heureux de laisser interactivité et narrativité cohabiter dans le même espace, et les joueurs naviguer de l’une à l’autre, sans plus considérer leur coprésence comme un problème à régler, une tension à dissoudre.
NOTICE BIOGRAPHIQUE AARSETH, Espen J. « Genre Trouble: Narrativism and the Art of Simulation », Pat Harrigan et Noah Wardrip-Fruin (éds.) First Person, Cambridge, MA, The MIT Press, 2004, p. 45-55. AARSETH, Espen J. « Aporia and Epiphany in Doom and The Speaking Clock : The Temporality of Ergodic Art », Marie-Laure Ryan (éd.) Cyberspace Textuality, Bloomington, Indiana University Press, 1999, p. 31-41. AARSETH, Espen J. Cybertext : Perspectives on Ergodic Litterature, Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press, 1997, 183 p. ARCHIBALD, Samuel et GERVAIS, Bertrand. « Le récit en jeu : narrativité et interactivité », Protée — Revue internationale de théories et de pratiques sémiotiques, vol. 34. no. 2-3, (automne-hiver 2006), p. 27-39. BATES, Bob. Game Design: The Art and Business of Creating Games, Boston, Course Technology, 2001, 336 p. CAILLOIS, Roger. Les Jeux et les Hommes — Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, coll. « Idées », (1958) 1967,378 p. CAMERON, Andrew. « Dissimulations : The Illusion of Interactivity », Millenium Film Journal, n° 28, 1995, p. 33-47. FRASCA, Gonzalo. « Ludologists Love Stories, Too : Notes From a Debate That Never Took Place », Marinka Copier et Joost Raessens (éds.) Level Up, Utrecht University & DiGRA 2003, 9 p. Disponible sur : http://ludology.org/articles/Frasca_LevelUp2003.pdf FRASCA, Gonzalo. « Sim Sin City: Some Thoughts About Grand Theft Auto 3 », Game Studies, vol. 3, n° 2, (décembre 2003a), non paginé. Disponible sur : http://www.gamestudies.org/0302/frasca/. FRASCA, Gonzalo. « Simulation versus Narrative: Introduction to Ludology », Mark J.P. Wolf et Bernard Perron (éds.) The Video Game Theory Reader, New York, Routledge, 2003b, p. 221-235. GADAMER, Hans-Georg. « L’ontologie de l’œuvre d’art et sa signification herméneutique : Le jeu comme fil conducteur de l'explication ontologique », Vérité et méthode. Les grandes lignes d'une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, (1960) 1996, p. 32-33. HEIDEGGER, Martin. Être et temps, Paris, Gallimard, (1927)/1986, 589 p. (Collection « Bibliothèque de philosophie ») JUUL, Jesper. « Games Telling Stories: A Brief Note on Games and Narratives », Game Studies, vol. 1, n°1, (juillet 2001), non paginé. Disponible sur : http://www.gamestudies.org/0101/juul-gts/ JUUL, Jesper. Half-Real: Video Games Between Real Rules and Fictional Worlds, Cambridge, MIT Press, 2005, 233 p. MANOVICH, Lev. The Language of New Media, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 2001, 352 p. PEIRCE, Charles S. « A Neglected Argument for the Reality of God », Collected Papers of Charles Sanders Peirce, Cambridge, Harvard University Press, t. 6, (1908) 1935, para. 452-493. PERRON, Bernard. « From Gamers to Players and Gameplayers: The Example of Interactive Movies », Mark J.P. Wolf et Bernard Perron (éds.) The Video Game Theory Reader, New York, Routledge, 2003b, p. 237-258. STUART, Keith. « GTA: San Andreas - is fat a gaming issue ? », The Guardian Unlimited Blog on Technology, (October 2004), non paginé. http://blogs.guardian.co.uk/games/archives/game_culture/2004/10/body_image_in_gta_san_andreas_is_fat_a_gaming_issue.html, consulté le 20/4/2006. TALIN [Joiner, D., a.k.a.]. « Real Interactivity in Interactive Entertainement », Computer Graphics, vol. 28, no. 2, mai 1994, p. 97-99. WITTGENSTEIN, Ludwig. Tractatus logico-philosophicus ; suivi de Investigation philosophiques, Paris, Gallimard, (1921/1953) 1961, 364 p. (Collection « Tel ») Renseignements : Samuel Archibald est doctorant en sémiologie à l'Université du Québec à Montréal, où il prépare une thèse intitulée Le texte et la technique : la lecture à l’heure des nouveaux médias. Il s’intéresse aux défis posés à la sémiotique textuelle par l’hypertextualité et aux transformations du récit dans les médias numériques.
SITE(S) CONNEXE(S) FRASCA, Gonzalo, site ressource sur la ludologie, adresse électronique : http://www.ludology.org Game Studies, journal international de recherche sur les jeux vidéo, adresse électronique : http://gamestudies.org Excellent site ressource sur Grand Theft Auto : San Andreas, adresse électronique : http://www.gtasanandreas.net
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