Le cabinet web de curiosités |
Joanne Lalonde |
… c’est pour exorciser, surérotiser et maîtriser le processus de disparition dont il se sent menacé que le sujet se fait voyeur ou exhibitionniste. (Gérard Bonnet 1) L’univers hypermédiatique est un univers abstrait au sein duquel on peut aisément s’égarer. Lucien Sfez 2 faisait remarquer à ce propos que dans le technolecte du réseau plusieurs métaphores, telles la navigation et le nomadisme, servent justement à illustrer le déplacement. Dans ce contexte de sollicitation continue, l’œuvre web devra développer des stratégies pour captiver son spectateur, le retenir, maintenir son intérêt. Parmi les pistes de réflexion possibles pour répondre à cette question ambitieuse se trouve très certainement celle de la pulsion scopique. En effet, plusieurs œuvres hypermédiatiques parmi les plus visitées exploitent ouvertement la curiosité visuelle libidinale du spectateur. Leur succès repose principalement sur deux éléments: le contenu à caractère sexuel et la transmission en continu. Cup Cake (artiste : Jill Miller - site inaccessible en date de publication) recrute ses spectateurs par son site d’échanges fétichistes auxquels elle fournit des images relativement sages mais inspirées de l’iconographie conventionnée pornographique. Natasha Meritt dans Digital Diaries, ainsi que Tamara Faith Berger et son projet Nursex, intègrent également dans leurs œuvres une utilisation critique des codes de la représentation pornographique. Dans cet esprit de sollicitation voyeuriste, les campersons, qui ont par ailleurs abondamment inspiré le cinéma, la littérature et la télévision, travaillent la mise en représentation de leur propre personne à laquelle l’internaute a accès vingt-quatre par jour. Bien que la très grande majorité de ces sites soit destinée à un public amateur de pornographie 3, quelques artistes utilisent les stratégies de la diffusion en continu pour mettre en scène une réalité quotidienne fictive. Pionnière de cette mise en représentation de soi, Jennicam fait maintenant partie de l’histoire. Son site actif depuis 1996 et consulté par des centaines de millions d’internautes, a été fermé en décembre 2003. La nudité et les scènes sexuelles y étaient par contre très ponctuelles, ce qui permettait à l’artiste de se distancer des représentations très explicites des sites pornographiques tout en insinuant que tout était toujours possible à tous moments. Ainsi, c’est davantage la curiosité de regarder ce qui peut survenir qui accroche l’internaute. Ces dispositifs de mise en représentation de soi ont proliféré sur le web. Ils sont peut-être à l’image des cabinets de curiosités des XVI e et XVII e siècle où on collectionnait et présentait des objets particuliers en alliant science, connaissance et art. L'attention, le désir, la passion du savoir 4 sont au fond les grandes motivations de la curiosité. Petit univers replié sur lui-même, le site web reprend ici la dimension du cabinet comme fenêtre d’investigation sur un microcosme anthropologique, « a sort of window into a virtual human zoo » écrit Jennicam 5. Les intentions scientifiques, propres aux premières analyses des objets des cabinets de curiosité, cèdent probablement aujourd’hui la place aux incertitudes du sujet tragique, tiraillé entre ses pulsions et les images de soi qu’il se construit. Cabinet de la tierce modernité, le site web artistique de représentation en continu s’inscrit surtout dans les grandes préoccupations des arts médiatiques, celles de l’auto-représentation, de l’utilisation de matériel biographique et de la mise en scène du quotidien. Sujet tragiqueMise en scène du quotidienPulsion scopique : du voir pulsionnel au voir métaphorique
NOTE(S) 1 Gérard Bonnet, La violence du voir, Paris, PUF, 1996, p. 63. 2 Lucien Sfez, Technique et idéologie, Paris, Seuil, 2002, 319 p. L’auteur cite à ce sujet Pierre Musso, La symbolique des réseaux in Quaderni No. 38 p. 69. 3 Parmi lesquels figurent Ducky Doolittle et Isabellacam. Pour un palmarès général de ce type de site voir la Topcam list. 4 « Curiosus, cupidus, studiosus ». Voir à ce sujet les informations mises en ligne par Gilles Thibault (http://pages.infinit.net/cabinet/introduction.html) tirées de l’ouvrage de Antoine Schnapper, Le géant, la licorne, la tulipe: Collections françaises au XVIIe siècle. L’auteur réfère ici à la définition de la curiosité donnée par Le Dictionnaire de Trévoux (1771). 5 Texte tiré de la rubrique What is Jennicam du site Jennicam.com/ désormais hors ligne. 6 Gérard Bonnet, Voir et être vu, tome 1, Paris, PUF, 1981, 207 p. 7 Dans le texte « La tentation narcissique », ETC Montréal, n° 55. automne 2001. 8 Voir Jean-Claude Stoloff, Interpréter le narcissisme, Paris, Dunod, 2000, 163 p. 10 Mythographies web: fabrication d’identités, Archée, décembre 2003. 11 Et encore très vivantes, pensons à l’engouement collectif pour ce qu’on nomme aujourd’hui les émissions de téléréalité, expression paradoxale s’il en est une! 13 Anatomy anacam, texte extrait du site mentionné plus haut. 14 Gustave Courbet 1866. L’autre référence à l’histoire de l’art pourrait bien sûr être " Étant Donné " de Marcel Duchamp (1948-68). 15 Freud présenté par lui-même (1925), Paris, Gallimard, 1987, 142 p. 16« Pulsion et destin des pulsions » (1915), Métapsychologie, Gallimard, 1986, 185 p. 17 Edouardo Colombo, Critique épistémologique de la notion de pulsion, pp. 67-84, Revue Topique # 66 Les pulsions, 1998. 18 Gérard Bonnet, op. cit., p. 61. 19 Gérard Bonnet, Voir et être vu, Tome 1, Paris, Puf, 1981, 207 p., p. 44. 20 Bonnet dans la Violence du voir propose à ce sujet une analyse très révélatrice de l’œuvre érotique de Georges Bataille. 21 Jacques Bril, Regard et connaissance, Paris, L’harmattan, 1997, 306 p., p. 91.
NOTICE BIOGRAPHIQUE Joanne Lalonde
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